Religion

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Religion

 

Vous trouverez dans cette page des recensions d’ouvrages traitant de religion. Particulièrement du christianisme.

Comme pour les fiches de lecture les comptes-rendus d’ouvrages sont classés en ordre alphabétique par titres et non par chronologie, romans et essais confondus. C’est la raison pour laquelle les textes comportent parfois certaines lacunes.

Si j’ai, par le passé, fait de nombreuses recensions de livres de psychanalyse et écrit des ouvrages sur le sujet, ce ne sera pas le cas pour cette rubrique : je n'ai pas derrière moi les longues années que j'ai passées à étudier "l'Inconscient". De plus, je ne parle ni le grec ancien ni l’hébreux et le peu de latin que je connaisse se limite au latin de messe. Bien que, de bons auteurs, avouant leur ignorance des langues anciennes, se sont lancés et ont écrit des choses remarquables.

Parler de religion peut sembler une chose possible, car il existe un vocabulaire approprié : celui de la théologie. Ce qui n’a empêché ni les meurtres, ni les massacres ni les scissions. Parler de sa foi est beaucoup plus difficile, car c’est un domaine qui touche à l’intime et reste souvent incommunicable.

Pendant très longtemps la Bible est restée inamovible et les avancées de l’exégèse se faisaient à petit pas. Depuis le siècle dernier la linguistique, l’archéologie, l’histoire sont venues épauler les chercheurs et les aider dans leur interprétation des textes.

Ces chercheurs m’aident à progresser dans mes connaissances, mais bien des choses demeurent encore obscures pour moi, bien des questions restent en suspens. Certes je ne m’attends pas à trouver un jour l’auteur qui me livrera La Vérité en effaçant tous doutes sur les Écritures ; ces dernières restent pétries de contradictions flagrantes.

Les théologiens nous disent que chaque évangéliste raconte son histoire, son témoignage, sa propre conception et sa propre perception du Christ. Des Bibles annotées tentent d’expliquer par des pirouettes théologiques ces récits totalement différents, mais leurs explications, quand elles ne soulèvent pas de nouveaux problèmes, ne sont pas toujours très convaincantes.
Bonne lecture.

 

                                                                                                                                              

 

                                                                                                                                           Sommaire

 

Anneau (L’) du pécheur, Jean Raspail
Borgia (Les), Claude Mossé
Christ (Le) hébreu, Claude Tresmontant
Controverse (La) de Valladolid, Jean-Claude Carrière 
Evangile de Jean, Claude Tresmontant
Génie (Le) du christianisme, François-René de Chateaubriand
Jésus, Jean-Christian Petitfils
Jésus de Nazareth, Joseph Ratzinger (Benoît XVI)
Jésus, l’enquête, Jean Staune
Nicodème, Vincent Bouton
Protestantisme (Le) assassin, Michel Defaye
Royaume (Le), Emmanuel Carrère
Sainte (La) ignorance, Olivier Roy
S i loin du monde, Tavae
Soif, Amélie Nothomb
Vie de Jude, frère de Jésus, Françoise Chandernagor

 

 

 

L'anneau du pêcheur

 

Le livre est revenu entre mes mains, j’ai commencé à en lire deux pages, puis trois, puis dix et je l’ai fini en quelques heures...  
C'est une formidable leçon d'histoire de la papauté, un grand livre d'Histoire, un polar noir, un livre d'anticipation, une métaphysique, une leçon de théologie et de droit canon que nous offre Jean Raspail avec "L'anneau du pêcheur" éd. Albin Michel. Le style est acerbe, vif, avec en prime, des phrases lourdes de désespérance qui sonnent toujours juste :

"Les portes ne s'ouvraient plus et à travers les volets clos des maisons encore habitées on entendait le son métallique de l'universelle télévision par quoi s'effaçaient le passé et le souvenir du souvenir."

La difficulté, avec Raspail, c’est de prendre la juste mesure que l’on ne trouve jamais ! Où s’arrête l’Histoire et où commence la fiction ? Car ce Benoît, pape depuis le schisme d’Avignon, ce Monsignore enquêteur venu droit du Vatican existent-ils réellement, ont-ils été décelés par l’historien minutieux ou bien sont-ils sortis de l’imagination du romancier ? Il suffit de reprendre en main « Le camp des saints » (1973) pour se rendre compte qu’avec Raspail, la fiction rejoint le réel en quelques années : le pape n’habite plus les appartements pontificaux, mais un modeste deux pièces dans le Vatican et les bateaux arrivent chargés de « migrants » par centaines de milliers... Prophétie romantique ou intuition magistrale ? Si la sociologie et la géopolitique peuvent permettre, à la rigueur, de pronostiquer ces arrivées massives, comment se nomme la science qui en 1973 fait du pape de l’invasion l’habitant d’un deux pièces ?

Les quatre cents pages ne se lisent pas : elles se dévorent. Si "Septentrion" (R.Laffont) traînait parfois en longueur, ici, les quatre cents pages sont trop courtes. Si "Le camp des saints" (R.Laffont) malgré toute sa richesse épique et sa valeur prophétique, manquait parfois de "pleins" et de "déliés" tout est atteint dans "L'anneau du pêcheur". Pas une œuvre, un chef-d'œuvre.
(Septembre 2015)
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Les borgia

 

C’est en Pocket, c’est une excellente histoire des Borgia et ça tient en deux volumes, parus en 2011. Le premier est sous-titré « Les fauves », le second « La Chair et le sang ». C’est écrit par Claude Mossé, historien de formation, à ne pas confondre avec son homonyme, historienne spécialiste de la Grèce antique, qui porte le même nom et le même prénom ! Les deux volumes contiennent plus de 600 pages à eux deux.

Pas de grandes envolées ou de grandes phrases lyriques ou poétiques, le héros narrateur (Vincente Romero, théologien) témoigne ce que fut l’existence de la famille Borja, partie d’Espagne et qui a italianisé son nom en Borgia. L’époque des Borgia est celle de la Renaissance. Alonso Borgia régna sous le nom de Calixte III, de 1455 à 1458, son neveu Rodrigue, cardinal à dix-sept ans, coiffa la tiare pontificale sous le nom d’Alexandre VI et régna de 1492 à 1503.

Les Borgia n’ont pas bonne réputation dans l’histoire ; ils sont souvent associés aux meurtres et au poison. Alexandre VI eut une multitude d’enfants, les plus célèbres furent César qui n’hésite pas à user du couteau et de l’assassinat de façon presque quotidienne et Lucrèce, que les historiens d’aujourd’hui tentent de réhabiliter.

Le long de l’ouvrage, on se promène dans la Rome de la Renaissance et la Catalogne, région espagnole d’origine des Borgia. Un bon livre, écrit de façon simple, qui se lit comme un polar.
Janvier 2020
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Le Christ hébreu
La langue et l’âge des Évangiles

 

La thèse de Claude Tresmontant dans « Le Christ hébreux », éditions Desclée de Brouwer tient en peu de mots, mais chacun de ces mots est lourd de sens et de conséquences. L’auteur est un érudit, un théologien et un hébraïste chevronné dont Le Grand Rabbin Jacob Kaplan a pu dire :

« Ce Juste parmi les nations est l’homme au monde qui sait l’hébreu. Nous, nous savons de l’hébreu. Lui, il sait l’hébreu. »

Difficile après pareille référence de contester les écrits de Claude Tresmontant.
Pour lui, les évangiles ont d’abord été écrits en hébreux et traduits presque aussitôt en grec. Ces premières compilations en hébreu regroupées en « évangiles » ont été perdues. Ce n’est pas là une facilité qu’avance l’auteur. Rien n’exclut qu’on ne retrouve un jour un « évangile » écrit en hébreux. Par ailleurs il n’existe aucun original grec des quatre évangélistes, ce sont toujours des copies de copies sur lesquelles travaillent les chercheurs. D’autres traducteurs des évangiles, contemporains de Tresmontant ont également traduit les évangiles en hébraïsant les formules et le langage du Christ.
(André Chouraqui, « La Bible » éd. Desclée de Brouwer ; Sœur Jeanne d’Arc « Les évangiles, les quatre », éd. Desclée de Brouwer.) Les formules hébraïsantes sont moins brutales et moins choquantes chez ces deux auteurs. Elles sont adoucies dans leur trajectoire vers le français, alors que la traduction de Tresmontant, qui convertit d’abord le grec en hébreux, qui est, selon lui, la langue originale de ces écrits, puis passe directement de l’hébreu au français paraissent davantage gutturales et désharmoniques.
Dans les exemples qu’il donne, le français y perd en poésie, la langue perd sa musicalité.  La compréhension parfois même s’estompe. Ce que l’on tenait pour une certitude devient sujet à caution. Le lecteur qui ne connait ni le grec ni l’hébreu se perd dans les méandres des deux langues et les explications comparatives de l’auteur lui échappent bien souvent. Bien souvent, mais pas toujours, pour le lecteur persévérant, parfois une étincelle jaillit de ces explications linguistiques.
Fort heureusement l’ouvrage ne repose pas uniquement sur les comparaisons sémantiques : des explications historiques, culturelles et environnementales viennent appuyer la thèse de Tresmontant :

« Matthieu 10,5 : Ces douze-là (qui viennent d’être nommés) il les envoya, Ieschoua, et il leur ordonna : Vers la route des nations païennes, hébreu ; el-derek ha goïm, n’allez pas, et dans la province (grec, polis, hébreu medinah) des Samaritains n’entrez pas. Allez plutôt vers le petit troupeau, hébreu Hatzô, perdu de la maison d’Israël. 
On conçoit que ce propos soit disparu des évangiles de Luc et de Marc […] » p215 

Il semble évident, comme l’écrit l’auteur, que ces propos s’adressent aux juifs de la diaspora. Comment auraient reçu cet évangile, excluant les goïm, une église naissante composée de païens ? C’est une des raisons pour lesquelles l’auteur convainc facilement lorsqu’il pense que l’évangile de Matthieu a été écrit en 36, peu de temps après la mort du Christ (entre 30 et 33.)
Comme l’explique Sœur Jeanne d’Arc dans son introduction à la lecture de Matthieu, cet apôtre prêchait pour les juifs. Dans son évangile le Christ est le nouveau Moïse.

En ce qui concerne les dates de rédaction des évangiles, Tresmontant les situe bien avant les dates qui leur sont attribuées d’ordinaire. Pour lui, ces textes hébreux, presque aussitôt traduits en grec circulent rapidement dans le milieu juif, en Palestine et dans la diaspora. D’ordinaire les estimations pointent l’évangile de Matthieu entre les années 85 et 100. Pour Tresmontant, Matthieu fut rédigé en premier et avant 36. Jean le talonne de très près ou lui est contemporain : en 36, alors que la majorité le situe soit à la fin du premier siècle, soit au début du second : entre 90 et 120.
La plupart des commentateurs situent l’évangile de Marc entre 65 et 70, celui de Luc entre 70 et 90. L’auteur du « Christ hébreu » lui, situe l’évangile de Marc entre les années 50 et 60, celui de Luc entre 40 et 60. Le décalage est énorme.

L’auteur puise plus de matériaux dans Matthieu et Jean qu’il estime rédigés en premier.
La raison en est simple : l’évangile de Matthieu est le plus long, celui de Jean le plus riche et le plus en décalage avec les trois synoptiques. Mais tous quatre furent rédigés avant 70, date du siège et de la prise de Jérusalem :

« […] la prise et la destruction, l’incendie de Jérusalem et du Temple. Il n’y en a pas de trace dans aucun des écrits du nouveau Testament. Personne n’en a entendu parler. » p96

Certes la ruine du Temple a bien été prophétisée (Mt 24, Mc 13, Lc 21) mais elle est noyée dans le discours de la fin des temps. Au reste, si les évangiles avaient été écrits après 70 comme admis par la plupart, aucun ne manquerait de parler de cette prophétie du Christ pleinement réalisée, or, tous sont muets sur la destruction réelle du temple. 

Non seulement la prise de Jérusalem ne figure dans aucun des quatre évangiles, mais les terribles persécutions romaines sont inexistantes, aucun n’en parle :

« Or les quatre évangiles ne connaissent rien des grandes et terribles persécutions déclenchées par l’empereur Néron en 64 ou 65. Par contre ils connaissent fort bien les persécutions déclenchées ou déchainées depuis le début par les hautes autorités religieuses et politiques de Jérusalem. » p109

Si l’évangile de Jean avait réellement été écrit au début du second siècle (après les années cent), il ne serait pas muet sur la chose, or :

« Le quatrième évangile ignore tout des persécutions lancées contre les chrétiens par Néron à partir de 64 ou 65, lui qui est supposé vivre et écrire à la fin du 1er siècle. » p381

L’auteur ne se limite pas aux exemples fournis par l’histoire et puisés dans la lecture du Nouveau Testament. Il cite également des auteurs anciens attestant que l’évangile selon Saint Matthieu circulait parmi les premiers disciples (Papias, Saint Irénée, Origène d’Alexandrie, Eusèbe de Césarée, Épiphane de Salamine : « Ils ont l’évangile selon Matthieu en hébreu, hébraïsti. » p145

Malgré l’étendue de ses connaissances des langues anciennes l’auteur montre une grande modestie dans son savoir :

« […] dans quelle mesure et de quelle manière y avait-il osmose entre ces deux langues -l’hébreu et l’araméen- au temps du Seigneur ? C’est ce que nous ne savons pas clairement pour l’instant. Des découvertes ultérieures nous éclaireront peut-être un jour sur ce point. » p299

Une réflexion qui revient très souvent dans l’ouvrage concerne le peu d’usage que faisait les hébreux du verbe être. Tresmontant écrit fréquemment que ce verbe est souvent inusité en hébreux. Selon lui, le grec fait régulièrement des rajouts de ce verbe ce qui change le sens des formules. Mais le sens n’est pas grandement changé lorsque le Christ affirme qu’Abraham s’est réjoui de sa naissance :  

« Jean 8,58 « Amèn amèn je vous le dis, avant qu’Abraham ne naisse, c’est moi ! » p421

La formule ne change pas beaucoup traduite en français avec le verbe être et reste compréhensible et choquante pour les interrogateurs : « En vérité, en vérité je vous le déclare, avant qu’Abraham ne fût je Suis. »

Excellent ouvrage qui ne reçut pas forcément l’accueil enthousiaste qu’il méritait à sa sortie.  Depuis longtemps, les tenants du savoir en ce domaine dataient les évangiles beaucoup plus tardivement que ce que Tresmontant l’écrit dans cet ouvrage convainquant. 
Janvier 2025
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La controverse de Valladolid


Un classique de chez Classique que La Controverse de Valladolid par Jean-Claude Carrièreéd. Le pré aux clercs, en Pocket. La célèbre dispute théologique n’est pas retranscrite pièces par pièces ce qui serait ennuyeux, mais sous forme de roman. L’écriture n’est pas précieuse, mais suffisamment agréable pour le sujet.
Cette dispute opposa l’évêque Bartolomé de Las Casas au théologien philosophe Ginès de Sépùlveda. Cela se passa en 1550 en Espagne. Le but de cette dispute arbitrée par le Légat du Pape est d’une importance capitale : déterminer si les Indiens du nouveau monde ont une âme et descendent bien d’Adam et Ève, pas moins. Bien évidemment il ne faut pas lire l’ouvrage avec un regard et un esprit du vingt et unième siècle, sans quoi on perd toute la finesse et la subtilité, on passe complètement à côté de la virtuosité de Sépùlveda. Ce dernier perdra d’ailleurs la dispute mais ce ne sont pas les arguments humanistes, charitables et répétitifs de Las Casas qui convaincront le Légat. Ce dernier, s’il ne l’avait déjà, s’est fait sa propre opinion par des moyens curieux que notre siècle trouverait barbares. Décision courageuse, car comme en chaque époque, l’argent, les intérêts et les pressions sont là et il faut faire avec. La décision du Cardinal changera la face du monde.
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Évangile de Jean

 

Évangile de Jean aux éditions O.E.I.L. est une édition traduite et annotée par Claude Tresmontant. Ce dernier a publié les quatre évangiles annotés. La méthode de travail est la même que pour « Le Christ hébreux » : l’auteur traduit le grec en hébreu et passe de l’hébreu au français. L’ouvrage, comme cela se faisait par le passé ne comporte pas de ponctuations ni de majuscules.
La ponctuation est une invention tardive dans l’écriture. Les points, les virgules et autres points-virgules n’ont pas toujours accompagné les textes. La ponctuation peut donner du sens à une phrase, mais elle peut changer complétement ce sens selon sa position dans la phrase. Tresmontant fait une belle démonstration de l’absence de ponctuation dans le dialogue entre Jésus et Pilate (Jean 18,37) page 102 -Ainsi donc tu es roi ? - Pilate est-il empreint d’ironie ou de crainte ? L’absence de ponctuation ne permet pas de donner un ton à l’échange. 

Pareillement en Luc 23,43. Jésus répond au bon larron :

Version 1 :
-Je te le déclare en vérité aujourd’hui tu seras avec moi dans le paradis

Plaçons maintenant une virgule :

Version 2 :
-Je te le déclare en vérité, aujourd’hui tu seras avec moi dans le paradis.

Changeons la virgule de place :

Version 3 :
-Je te le déclare en vérité aujourd’hui, tu seras avec moi en paradis.

La première version, sans ponctuation est neutre et ne permet aucune interprétation.
La seconde version, la plus fréquente, peut laisser penser à un accès immédiat au paradis, cette action aura lieu dans la journée : aujourd’hui. Quant à la troisième version, elle, ne dit pas quand sera l’arrivée dans le paradis ; le Seigneur dit aujourd’hui, ce jour , au bon larron qu’il sera en paradis, mais ne il ne lui dit pas quand cela aura lieu, à la Parousie ? Au retour du Christ, c’est-à-dire à la fin du monde, à la résurrection générale des morts ou dans la journée ?
Comme le jugement immédiat et le jugement dernier sont un sujet de théologie débattu, cette virgule n’est pas un détail. Toutes les Bibles, selon la langue, ne mettent pas systématiquement la virgule dans un sens de lecture ou dans l’autre :

« Io ti dico in verità che oggi tu saraì con me in paradiso » La Sacra Bibbia.

Tresmontant est un érudit versé dans les langues, ce qui ne l’empêche pas de savoir rester modeste et lorsqu’il butte sur une pierre d’achoppement il le dit :

« La question est de savoir en quelle langue le gouverneur romain Pilate parlait avec les judéens, et avec son prisonnier galiléen. Il est permis de supposer qu’il avait appris quelques mots d’hébreu. Disposait-il d’un interprète ? » p299

Effectivement nous ne savons pas en quelle langue cet échange a eu lieu, mais nous ne savons pas non plus quelle langue parlait le Christ lorsqu’il enseignait les foules. Parlait-il l’araméen au peuple et hébreux aux scribes et aux prêtres ?

Ce n’est pas la première fois que Tresmontant affirme que Jean l’Évangéliste n’est pas Jean le fils de Zébédée :

« Si l’auteur du quatrième évangile était lui aussi une haute autorité dans le judaïsme et s’il avait évité de dire son nom à cause des menaces qui pesaient sur lui ? p383
(Le Christ hébreu, éd. Desclée de Brouwer.)

Plusieurs auteurs partagent cette opinion : Jean était un prêtre, il était propriétaire de la maison dans laquelle a eu lieu la Cène, le dernier repas du Christ. Ces suppositions sont déduites du texte, mais rien ne les prouve. L’acte de propriété n’a été vu par personne.

« L’auteur du quatrième Évangile se cache. Il ne veut pas dire son nom. Plus exactement le traducteur en langue grecque de son texte ne veut pas dire son nom. » p 324

Si l’auteur de cet évangile se cache afin de se protéger, il ne prend par contre aucune précaution lorsqu’il relate le souper à Béthanie : il cite Marie, Marthe et Lazare, les amis du Christ. Si cet évangile a été écrit peu de temps après, il y a là un hiatus... À moins que le groupe de Béthanie ne se fût déjà embarqué pour les Saintes-Maries-de-la Mer… 
Pour l’histoire ou la légende les saintes femmes ont débarqué en Provence en 42 ou 43. Elles n’étaient donc pas à l’abri en 36. Pour les tenants de la rédaction tardive de l’Évangile de Jean, entre 90 et 120, le récit du souper à Béthanie est relaté par Jean car les gens cités ne risquaient plus rien. 

« […] Jean, l’auteur du document hébreu que nous appelons le quatrième Évangile, était prêtre. Ce n’était pas un Galiléen analphabète. C’était un Judéen savant, et même très savant. » p325

Jean était sans doute instruit, mais Luc était médecin et Mathieu était un collecteur d’impôt, qui a minima savait compter. Dans son Évangile Matthieu essaie constamment de faire coller son texte avec l’Ancien Testament, citant abondamment les Écritures jusqu’à la déformation. Écritures qu’il connaissait certainement aussi bien que Jean. 

En quatrième de couverture, Tresmontant nous surprend fortement :

« Jean, en hébreu IOHANAN, était kohen, c’est-à-dire prêtre. Il a été kohen gadöl, grand prêtre en 36-37. Nous avons analysé les documents dans notre récente Enquête sur l’Apocalypse. »

Voilà un énoncé plus que surprenant, surtout que l’auteur, dans ses écrits, revient très souvent sur les persécutions qui ont commencé immédiatement après la mort et la résurrection du Christ. Non seulement les disciples, qui avaient très peur, se cachaient dans la maison de Jean, prêtre sadducéen, et n’ont pas été découverts (les policiers travaillaient mal !) Mais Jean a été Grand prêtre au moment où les persécutions par les autorités juives étaient à leur apogée !  La chose n’est peut-être pas impossible, mais extrêmement difficile à croire. Inutile de dire que « L’enquête sur l’Apocalypse » de Tresmontant fera l’objet ici même d’une recension sitôt qu’elle aura été lue.

Dans son « Évangile de Jean », Tresmontant revient sur la question de la Pâque. Selon les synoptiques le dernier repas pris par le Christ avec ses disciples est le repas pascal.
Jean, lui, dans son évangile ne rapporte qu’un repas.  Il ne décrit pas la bénédiction du pain et du vin. Il relate par contre et il est le seul, le lavement des pieds. Selon Tresmontant Jean était un prêtre sadducéen et, selon lui, les Saducéens avaient un calendrier différent des Pharisiens, qui eux-mêmes avaient un calendrier différent des Galiléens réunis autour du Christ cette soirée-là. Autre hiatus dans le discours, car les agneaux du sacrifice étaient égorgés au temple. Avec tant de différentes dates de Pessa’h, les prêtres sacrificateurs auraient dû faire plusieurs services à des jours différents. Ça semble peu probable.

Ce repas pascal lui-même demeure mystérieux. Pour Tresmontant qui suit Jean Colson il est une évidence que les juifs de Jérusalem mangeaient la Paque allongés à la romaine, mais les textes présentent certaines difficultés :

Matthieu 26,23 : « Il répondit : celui qui a mis la main au plat avec moi. »

Difficile de mettre la main dans le plat quand les convives sont allongés sur des divans ou à terre sur des coussins, séparés de plusieurs mètres les uns des autres.

Marc 14,20 : « Mais Jésus de répondre : « C’est l’un des Douze qui se sert au même plat que moi »

Ibidem. À moins que les convives se lèvent, le Christ et Judas se lèvent en même temps pour aller se servir au même plat.

Luc 22,21 : « Cependant, voici que la main du traître est à cette table avec moi »
Sans commentaire.

Jean 13,26 : « Jésus répondit : « C’est celui à qui je donnerai le morceau que je vais tremper. » Puis il trempa du pain et offrit le morceau à Judas. »

Si le repas est pris chaque convive allongé, le Christ se lève pour aller porter le morceau à judas qu’il vient de tremper ?
Décidément, on aimerait bien avoir le plan de table.
Janvier 2025
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Le génie du christianisme

 

Il y a à boire et à manger dans « le génie du christianisme » de François-René de Chateaubriand, éd. Flammarion. Ce sont bien sûr des hosties et du vin de messe proposé pour cette Cène lecture. Tantôt les hosties sont moisies et le vin rance, tantôt les hosties sont fraîches comme un gâteau rappelant l’ambroisie et le vin s’apparente à un nectar. Très inégal donc que ce génie du christianisme. On a de temps en temps l’impression qu’il s’agit d’un catéchisme pour demeurés (p.214) et on passe subitement à un ouvrage de philosophie chrétienne ou de théologie pour les mandarins de la Sorbonne. En guise de christianisme il est surtout question du catholicisme, le raisonnement est souvent juste dans la simplicité :

« Enfin dans un pays où le mariage des prêtres s’est établi, la confession, la plus belle des institutions morales, a cessé et a dû cesser à l’instant. Il est naturel qu’on n’ose plus rendre maître de ses secrets l’homme qui a rendu une femme maîtresse des siens ; on craint, avec raison, de se confier au prêtre qui a rompu son contrat de fidélité avec Dieu, et répudié le Créateur pour épouser la Créature. » (p.86)

Au fur et à mesure de l’avancée de l’ouvrage, on assiste à une comparaison hardie entre la littérature théâtrale de la Grèce classique et de la Bible :

« Remarquez que l’hôte inconnu est un étranger chez Homère, et un voyageur dans la Bible. Quelles différentes vues de l’humanité ! Le grec ne porte qu’une idée politique et locale, où l’hébreux attache un sentiment moral et universel. » (p.368) 

Et Chateaubriand illustre ses propos de littérature comparée en contant les histoires des retrouvailles de Joseph vendu par ses frères et Ulysse de retour à Ithaque qui retrouve son fils Télémaque.

« Ulysse fait à Télémaque un long raisonnement pour lui prouver qu’il est son père : Joseph n’a pas besoin de tant de paroles avec les fils de Jacob » (p.377)

Comparaison n’est pas raison et comparer des poireaux avec des raquettes de tennis n’a jamais expliqué les mystères du nombre pi. Certes, l’auteur est un homme de son temps extrêmement cultivé, parlant grec et latin, il a lu tous les auteurs classiques et a su en tirer profit, retenant les plus belles envolées des philosophes anciens ou nouveaux, citant Platon il nous rappelle ou nous apprend que :

« Une ignorance absolue n’est ni le mal le plus grand, ni le plus à craindre, et qu’un amas de connaissances mal digérées est bien pis encore. » (p.406)

Ses remarques sont parfois d’une actualité brûlante dont nos politiques feraient bien de s’inspirer :

« Il est rigoureusement vrai que deux et deux font quatre ; mais il n’est pas de la même évidence qu’une bonne loi à Athènes soit une bonne loi à Paris. Il est de fait que la liberté est une chose excellente : d’après cela, faut-il verser des torrents de sang pour l’établir chez un peuple, en tel degré que ce peuple ne la comporte pas ? » (p.410)

Les petites ou grandes phrases chargées de vérité sont un plaisir de l’âme et de l’esprit :

« Les sciences sont un labyrinthe où l’on s’enfonce plus avant au moment même où l’on croyait en sortir. » (p.416)

Après avoir passé en revue tout au long de l’ouvrage, tant du point de vue de la poésie, de la philosophie et de la vertu ce qui fait effectivement le génie universel du christianisme, l’auteur termine sur un éloge du peuple français et des Français dans un chauvinisme stylé. On ne peut pas lui en vouloir et on recommandera son ouvrage fastidieux aux aficionados des belles lettres un peu ennuyeuses, mais dont la lecture est toujours enrichissante.
septembre 2015
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Jésus

 

« L’important, encore une fois est de rester ouvert sur le mystère et d’éviter le réductionnisme partisan. P 21 »

Ainsi nous invite Jean-Christian Petitfils à entrer dans son ouvrage, Jésus, éditions Fayard. (2011)
L’ouvrage dépasse les six cents pages, il est d’une richesse et d’une érudition extraordinaires, il tient compte des toutes dernières découvertes en histoire, en théologie et en archéologie. La somme de savoir que dégage l’auteur est tout simplement époustouflante et hisse l’ouvrage au niveau de l’exégèse accomplie. 
Malgré toutes les précautions qu’il prend en nous invitant à une lecture ouverte sur le mystère l’auteur tente de se placer en historien dégageant l’historicité du personnage de Jésus, se refusant dans son prologue à entrer dans une discussion ou une querelle théologique.
La mission était impossible et J-C Petitfils n’a pas pu se limiter aux objectifs qu’il s’était donnés : c’est là une impossibilité et la doctrine catholique perce souvent sous les écrits de l’historien.
En ce qui concerne les sources historiques l’auteur commence par nous donner un grand espoir :

« En dehors des évangiles canoniques, différents auteurs de l’Antiquité montrent l’enracinement historique d’un certain Jésus de Nazareth, réformateur juif, exécuté par ordre du préfet Ponce Pilate : Tacite, Suétone, Lucien de Samosate…Pline le Jeune […] » p22

Sans oublier Flavius Josèphe, l’auteur le plus prolifique sur le sujet. Là, se situe la première déception du lecteur. Dans l’annexe I de son ouvrage, page 481, l’auteur nous apprend que Flavius Josèphe est né en 37 de notre ère. Pline le Jeune écrivit une lettre à Trajan sur les chrétiens entre 111 et 113, Tacite, lui, est né en 58 après J.C. et Suétone vécu de 69 à 125 après Jésus-Christ. Donc les historiens contemporains du Christ sont assez éloignés de l’alléchante formule de la page 22.

Reste donc au chercheur, au curieux, voire au chrétien désireux de sortir de la lecture des Évangiles et des écrits néotestamentaires à se plonger dans l’ouvrage de l’historien Petitfils. En effet la plupart des paroles et des scènes vécues par le Christ ou les Apôtres, sont replacées dans leur contexte temporel, leur décor, leur originalité, leur spécificité : au chapitre XI intitulé « L’affrontement » l’auteur met en lumière ces célèbres phrases du Christ « Si quelqu’un a soif, qu’il vienne à moi et qu’il boive » Le Christ prononça ces paroles lors de la fête de Soukkot lorsque les religieux du Temple, dans un rituel, allaient chercher de l’eau à la piscine de Siloé. Lors de la même fête, à un autre jour, lors de la procession avec des lumignons et autres torches il déclara être la Lumière du Monde. Effectivement les paroles prennent là une dimension Christique qui ne sont pas perçues si on ne les replace pas dans leur contexte.

 Un apport très important de l’auteur est celui de l’âge de Jésus. Arguments solides à l’appui J-C Petitfils démontre que Jésus de Nazareth est né en moins sept de notre ère. Ce qui situe le Calvaire à l’âge de 40 ans non pas trente-trois.

L’auteur ne craint pas de rentrer dans les querelles théologiques « modernes » et à apporter des précisions tant linguistiques que pratiques. À la page 85, l’hypothèse des frères et sœurs de Jésus, avancée par certains modernes se trouve close en peu de mots :
 
« Sur la croix le Christ s’adressant à jean lui dit « Voici ta mère » et à Marie « voici ton fils. »

Effectivement il semble inconcevable qu’en Orient, si le Christ avait eu des frères et sœurs, qu’il confie sa mère à la garde du « disciple bien aimé » c’est à ses frères et sœurs qu’il incombait de s’occuper de la Vierge.

Les interprétations éclairantes ne manquent pas, comme à la page 137 sur le dialogue entre le Christ et la Samaritaine au puits de Jacob. Malgré toute la richesse de l’ouvrage, on a l’impression, très souvent, que le catholique convaincu prend le dessus sur l’historien. En ce qui concerne la multiplication des pains, l’auteur fait suivre ce miracle du Christ en l’illustrant par d’autres « miracles » similaires survenus chez des saints ou des mystiques, tous datant du XIX ° siècle ou lui étant antérieurs et ces exemples sont tous survenus dans des institutions catholiques. 
Concernant la crucifixion les propos de l’auteur laissent le lecteur dubitatif. Selon lui, la croix de la crucifixion serait une croix latine avec ses deux parties, l’horizontale et la transversale déjà assemblées et non, comme à Rome -ou ailleurs dans le monde romain-   la partie horizontale qui sera fixée sur le gibet. Le Christ supplicié aurait donc porté une croix d’environ soixante-quinze kilos. Jean-Christian Petitfils se fie, pour appuyer ses dires, sur le rapport d’un scientifique ayant étudié le Saint Suaire et la tunique d’Argenteuil et qui croise ses résultats :

« La partie la plus longue de la croix aurait appuyé fortement sur l’omoplate et l’épaule gauche faisant un angle d’environ trente degrés avec la verticale, tandis que le côté droit de la poutre transversale était supporté par l’épaule droite du supplicié. » Sans doute Jésus s’est-il servi de sa main droite pour maintenir la partie horizontale de la croix, car c’est en tenant compte des plis entrainés sur la tunique par ce geste qu’André Marion est arrivé à une correspondance frappante entre les marques sanglantes des deux reliques. » p369 

Plutôt qu’une interprétation de seconde main des traces du Saint Suaire, il serait plus sage d’essayer un développé-couché en salle de musculation par un homme d’un mètre quatre-vingts et pesant 77 kilos. Quand on sait que cet homme a été passé à tabac copieusement, qu’il fut fouetté abondamment, qu’il se tenait à peine debout et se trouvait à jeun depuis la veille comme le Christ le fut on est en droit d’émettre quelques doutes. Les données « scientifiques » du Saint Suaire sont des données. L’interprétation de ceux qui analysent ces données restent des interprétations.
Le lecteur peut également douter de l’angoisse de Jean-Baptiste en prison. Selon J-C Petitfils le Baptiste aurait envoyé des messagers au Christ car il aurait fini par douter de la mission de ce dernier :

« Es-tu celui qui doit venir ou devons-nous en attendre un autre ? »

Rien, dans les Écritures ne permet d’écrire avec certitude que l’envoi de messagers par le Baptiste est le résultat d’une angoisse quelconque, voire d’un doute.
En ce qui concerne le procès romain du Christ après la parution devant des membres du Sanhédrin, Pilate est présenté comme un homme brutal, maladroit et cynique. Même si en historien l’auteur en sait peut-être plus que ce que disent les évangiles, il y a là une surinterprétation du caractère et de la personnalité de Pilate en regard des Évangiles relatant la chose. Lorsque ce dernier se lave les mains du sang de ce juste l’auteur met en doute Matthieu :

« Sur le plan historique, il n’y a aucune certitude que les événements se soient passés comme Mattieu les a rapportés, que ces paroles radicales aient été dites et que Ponce Pilate ait joué la comédie de l’innocent qui se lave les mains qu’on veut le contraindre à verser. Mais cela n’a rien d’impossible. Il faudrait y voir une nouvelle ironie du gouverneur romain à l’égard des juifs. »

Comme le note J-C Petitfils à la page 358, seuls les Romains avaient le droit d’exécuter un condamné par la crucifixion. Les juifs n’avaient pas le pouvoir de mettre à mort, cela n’empêche ni la lapidation qu’il veulent faire subir à la femme adultère – ce qui avait l’air d’être répandu et légal- ni à plusieurs reprises les scènes où ils se saisissent de pierres pour lapider le Seigneur. Je n’ai pas trouvé d’écrits explicatifs à ce sujet chez aucun commentateur du Nouveau Testament.

Pour expliquer l’obscurcissement du ciel après la mort du Christ l’auteur nous invite à nous reporter à Fatima et à la danse apparente du soleil le 13 octobre 1917, visible par 70 000 personnes, en nous précisant que « sur ce point l’historien ne peut se prononcer. » p406

C’est vers la fin de l’ouvrage que J-C Petitfils met les pieds dans le plat en citant un théologien anglican, John Arthur Thomas Robinson, évêque de Woolwich, qui en 1976, affirma que tous les évangiles furent rédigés avant 70 de notre ère. L’argument est simple : si les évangiles avaient été écrits et diffusés après ils parleraient forcément de la destruction du Temple. Comment passer sous silence un tel événement ? Bien des passages des évangiles et des prophéties du Christ deviendraient caduques ! Notamment la destruction du temple lui-même que le Christ a prophétisée !
Notons toutefois que cette hypothèse, partagée par beaucoup, détruit d’un seul coup des années d’affirmations de beaucoup d’exégètes.

À propos du repas « pascal » dont Ratzinger parle longuement dans sa trilogie « Jésus de Nazareth » en se fiant à Jean, Petitfils prend un raccourci qui ne peut satisfaire le curieux :

« Jean parait plus exact : Jésus aurait réuni ses disciples pour un repas d’adieu le 13 de nisan et aurait été crucifié le lendemain, 14, veille de la Pâque juive. » p542

Il ne s’agit pas de repas d’adieu. Ce repas d’adieu n’est nullement signalé dans les évangiles. Malgré la tentative de rattrapage sur un triple salto arrière, il s’agit là d’une contradiction flagrante des Évangiles, d’une erreur énorme comme on en rencontre beaucoup.  Ces contradictions invitent à revoir les synoptiques comme des textes incertains, car quelle que soit la Bible lue, de la Second à la TOB en passant par la Chouraqui il est bien écrit en Luc 22-15 : « J’ai désiré vivement de manger cette Pâque avec vous avant de souffrir. » l’auteur note lui-même qu’il aurait été difficile de manger la Pâque, vu que les agneaux n’étaient pas encore abattus !

Il est vrai que pour l’auteur les Évangiles ne doivent pas toujours être pris au pied de la lettre, nous sommes d’accord, mais alors à qui se fier ? À Jean ? Au disciple bien aimé, celui qui colle le plus peut-être avec la réalité historique ? Notons, comme le signale J-C Petitfils que Jean omet parfois des détails importants. Relatant les noces de Cana, au commencement de son évangile, il ne nous dit pas qui se marie et pourquoi le Christ, Marie sa mère et quelques-uns de ses disciples sont invités. Quel est le lien de parenté ou de relation entre Jésus et le marié ?

En conclusion, ce n’est pas parce que l’auteur ne réussit pas à tenir son pari -parler de Jésus-Christ uniquement en historien- mais déborde parfois le sujet avec sa foi personnelle, que l’ouvrage est un échec. Bien au contraire, le tour d’horizon du Nouveau Testament, de son époque et de ses mœurs est riche, fouillé, documenté. L’ouvrage se termine par des annexes dont une histoire très complète du Saint Suaire et des autres reliques. Figure également un large tour d’horizon sur le site de Qumrân.  
Août 2023
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Jésus (édition 2023)

 

En 1909 paraissait le Grand Catéchisme en images de l’Église catholique. C’était le catéchisme inspiré du Concile de Trente. Chaque page expliquant la doctrine était accompagnée d’une reproduction de chromolithographie.
Les technologies évoluant, en 2023 les éditions Arthème Fayard éditent un « Jésus » raconté par Jean-Christian Petitfils et illustré par des images produites par Intelligence Artificielle.
Les temps changent ; ce n’est plus la doctrine du Concile de Trente, mais celle de Vatican II et l’interprétation des dernières découvertes archéologiques et de l’exégèse, sur lesquelles s’appuie Jean-Christian Petitfils.
L’auteur reprend les écrits de son ouvrage de 2011 portant le même titre et y introduit quelques nouveautés. Malheureusement des paragraphes entiers ont disparu au profit des images « intelligentes » et c’est bien regrettable.
Ne figurent plus dans ce nouveau livre la prodigieuse histoire du Linceul de Turin et des reliques apparentées, est également passée à la trappe la très riche et très documentée étude sur Qumram.

La structure du récit est linéaire, les quatre évangiles sont fondus en un seul, ce qui est très agréable à la lecture. La place de la critique, des interrogations, de la réflexion est harmonieusement dosée le long de la narration.
Malgré sa connaissance des Écritures et son érudition on a parfois l’impression que l’auteur tranche des débats qui méritent d’être laissés ouverts. Concernant les trois « Marie » la pêcheresse de Luc, Marie Madeleine et Marie de Béthanie :

« En tout cas, elle n’a rien à voir avec Marie de Magdala, que Jésus a exorcisée de sept démons. Bien des confusions ont été faites, soit que l’on ait distingué trois femmes au lieu de deux (Tertullien, Clément d’Alexandrie, Origène, Chrysostome, Ambroise, Jérôme), soit que l’on ait voulu n’en voir qu’une (Le pape Grégoire le Grand). » p188.

Il existe aussi, plus près de nous, des auteurs qui ont traité du sujet, sans trancher véritablement. Le Père Bruckberger, avec sa « Marie Madeleine » éd. La jeune parque, est l’auteur d’un immense travail sur le sujet. Ses hypothèses concernant une seule Marie sont convaincantes. Elles le sont d’autant plus qu’il explique également dans son ouvrage sa méthode de travail qu’il semble difficile de balayer d’un revers de main.

Il y a aussi dans l’ouvrage une liberté d’interprétation qui touche la chronologie, par exemple « l’agonie » du Christ au jardin de Gethsémani. L’auteur situe cet épisode le jour des Rameaux lors de l’entrée du Christ à Jérusalem. Alors que les synoptiques situent cette épreuve après le dernier repas pris avec les disciples, juste avant l’arrestation de Jésus. Ce qui fait un décalage de plusieurs jours. L’auteur s’appuie pour asseoir ses dires sur le fait que les disciples s’enfuirent sitôt la garde arrivée, et qu’il n’y a donc eu personne pour raconter cette scène :

« La manière dont les synoptiques ont recomposé la scène se heurte à une objection matérielle :  comment les apôtres ont-ils pu la raconter alors qu’ils étaient endormis, et rapporter les paroles de Jésus, puisqu’il est arrêté immédiatement après ? » p194

Plus d’une chose, dans les évangiles et la vie du Christ se heurtent à des objections matérielles. Sur beaucoup de faits et d’actions relatés il y a souvent absence de témoins oculaires. Au hasard : le dialogue avec la Samaritaine chez Jean, le Christ au désert chez Luc etc.

Tout au début de son ouvrage l’auteur revient sur les « frères » de Jésus. Il introduit cette fois les notions grecques d’adelphos et d’anepsios, ce qu’il n’avait pas fait dans son premier ouvrage. C’est sur ces termes grecs que certains avancent que le Christ eut des frères. L’auteur ferme le débat d’un revers de main. Comme souvent, là aussi peut-être que la question devrait rester ouverte.
Tout le monde est aujourd’hui d’accord : la Cène n’a pas pu avoir lieu le jour de Pâques. Pourquoi l’auteur alors insiste :

« Après le repas, conformément à la liturgie pascale qu’ils ont voulu anticiper, Jésus et ses disciples chantent les psaumes du Hallel. » p205

Il y a quelques difficultés à imaginer le Christ et ses disciples, qui étaient tous des juifs pieux, faire un « semblant » de Pâques, dans le genre gamins qui jouent : « d’accord on disait que c’était la Pâque… »
Lors de l’arrestation de Jésus, qui eut lieu un peu plus tard dans la soirée, un jeune homme vêtu d’un simple drap s’enfuit en lâchant le drap. Pour Jean Christian Petitfils, cet homme serait Jean l’évangéliste, car son drap était, selon l’auteur, un chitôn, un habit de prêtre :

« D’aucun ont pensé que ce pourrait être Jean l’évangéliste. » p207

Que ce soit la Bible de Jérusalem ou celle de Maredsous (Marc 14-51) les rédacteurs ont pris le soin de mettre en note que ce jeune homme pourrait être Marc lui-même…  Jean ne relate d’ailleurs pas cette séquence dans son évangile…

Le plus intriguant dans les positions de J-C Petitfils reste son opinion sur Ponce Pilate :

« On n’a de lui aucun écrit ; deux lignes au plus lui sont consacrées dans les ouvrages d’histoire antique, et pourtant il est universellement connu. » p219

Voilà une phrase très curieuse car à la page suivante l’auteur nous fait savoir que :

« Flavius Josèphe et surtout Philon d’Alexandrie ont brossé de Pilate un portrait sans doute excessif… » p220

Comme dans le premier ouvrage, J-C Petitfils nous présente Pilate, tantôt comme un pleutre imbécile, tantôt comme un être sournois méprisant le peuple juif. Craintif, il le fut certainement lorsque sa femme lui annonce qu’elle a eu un songe au sujet de ce juste (Le Christ). Selon les évangiles, à plusieurs reprises, Pilate tente de faire libérer Jésus. Que peut-on savoir de Ponce Pilate si rien n’a été écrit à son sujet sinon les passages qui lui sont consacrés dans les évangiles ? Quelles sont les sources de l’auteur ? Car dans le « Jésus » de Petitfils la vie de Pilate est tressée en long en large et en travers. Son passé de fonctionnaire de l’Empire, ses conflits avec les notables de Jérusalem sont largement détaillés. 

« Ce portrait de Pilate correspond assez peu à celui que nous brossent les synoptiques. Ce redoutable gouverneur y apparait comme un petit chef indécis, influencé par les rêves de sa femme et finalement lâche. » p222

Dans La Bible, Dieu s’adresse souvent aux humains par le truchement du rêve. Sauf pour la femme de Pilate. Allant de surprises en surprises on apprend, page 223, qu’il existe une biographie de Ponce Pilate :

« Ponce Pilate était-il une de ses créatures ? Son biographe, Jean-Pierre Lémonon, ne le pense pas. » p223

Si deux lignes seulement lui sont consacrées dans les ouvrages d’histoire antique reportons nous donc à l’évangile : ce qui est écrit est écrit.

Nous ne savons pas le nombre de coups de fouet qu’a reçus le Christ, il n’y a aucun écrit à ce sujet. Pour J-C Petitfils le Christ a reçu 120 coups de fouet :

« Le linceul de Turin, dont on ne peut plus douter de l’authenticité, donne une idée saisissante des souffrances infligées. On compte 120 coups répartis en éventail sur les épaules et les jambes. » p236

L’auteur décrit par la suite le type de fouet utilisé. Avec un tel instrument 120 coups auraient probablement entrainé la mort, même si le Christ était un homme robuste. La crucifixion, sous la plume de l’auteur pose également quelques problèmes :

« Jean écrit : « Portant lui-même sa croix Jésus sortit… » Est-ce à dire qu’il était chargé de la totalité de la croix, patibulum et stipex fixés ensemble ? Les historiens se sont ralliés à l’idée qu’il ne portait que la barre transversale, conformément à l’usage courant. Ils ont probablement raison. » p247

Le bon sens aussi a raison (cf. plus haut sur le premier ouvrage.) Si, à propos de la crucifixion, dans son premier ouvrage, J-C Petitfils se fie à l’interprétation d’un scientifique ayant étudié le Saint Suaire. Si les plis figurant sur ce dernier permettraient de déduire que la croix était entière, il semble, dans son deuxième opus, se rallier à la thèse dominante du seul patibulum porté par le condamné. Mais ou bien le ralliement est de courte durée ou bien la relecture fut trop rapide :

« Les bourreaux le plaquent sur la croix qu’ils ont étendue sur le sol (page250) […] Pour dresser la croix, l’effort de plusieurs hommes est requis. Les quatre bourreaux s’y attèlent. Puis ils consolident le pieu par des blocs de bois fichés en terre. » p251

On ne peut que lire ici un descriptif de crucifixion sur une croix d’un seul tenant.
Donc, le linceul de Turin est, d’un point de vue « scientifique » suffisamment parlant pour comptabiliser les coups de fouet reçus par le Christ, mais les plis démontrant l’entièreté de la croix sont aléatoires, sujets à caution et remis aux calendes grecques…

La liberté d’interprétation dont use l’auteur dans la chronologie évangélique lui permet, et parfois à bon escient, de situer la pêche miraculeuse après la résurrection. Luc détiendrait de Jean cet épisode et l’aurait inséré bien avant :

« Mais l’atmosphère même qu’il décrit permet de comprendre que la scène s’est déroulée dans un contexte postpascal : l’effroi qui saisit Pierre et les autres disciples. » p298

Enfin contradiction majeure dans les évangiles, et que l’auteur, historien, se garde bien de résoudre, quid de la fuite en Égypte ? En effet, soit Joseph fut averti en songe de fuir avec la mère et l’enfant en Égypte et tous trois revinrent après quelques années, soit Marie a présenté l’enfant au Temple après ses relevailles (quarante jours) et a offert deux tourterelles comme le veut l’usage et rencontra le vieillard Siméon qui prophétisa à son sujet…
Difficile sujet que celui de la religion. Même si l’auteur, historien et grand érudit, prend des libertés avec le texte évangélique, la chronologie et les évènements, l’ouvrage reste un des ouvrages modernes sur le sujet des plus intéressants. Même si les opinions de l’auteur sont parfois trop tranchées ou tranchées trop rapidement, beaucoup de ses hypothèses appellent à la réflexion.
Mars 2024
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Jésus de Nazareth

 

Si le premier volume que consacre Joseph Ratzinger (Benoît XVI) à L’enfance de Jésuséditions Flammarion, peut être qualifié de livre ordinaire sur l’Histoire Sainte, on change totalement de registre avec le deuxième volume qu’il consacre à Jésus de Nazareth, éd. Flammarion. Si « L’enfance de jésus », chez le même éditeur restait somme toute dans le conventionnel, dans une honnêteté du déjà vu méditatif, il en va tout autrement pour les deuxième et troisième volets. Le deuxième s’étend du baptême dans le Jourdain à la Transfiguration. Le tome trois, toujours intitulé Jésus de Nazareth, est publié aux éditions du Rocher. Il va de l’entrée à Jérusalem à la Résurrection. Le premier volet a paru en 2012, le second en 2007 et le troisième en 2011. Voilà une chronologie éditoriale et biographique de quelques 900 pages qui a de quoi désorienter le lecteur !
Mais il n’y a pas que le désordre apparent de cette chronologie qui surprend le lecteur. Le ton reste toujours académique, savant et humble en même temps. Ce qui surprend, c’est le discours de Ratzinger qui n’est pas un discours d’autorité, on sent de la bienveillance et même si le mot peut paraître exagéré, il existe dans ce discours, dans la façon de le placer, une malice intelligente qui s’adresse au lecteur d’un faux air désabusé et que l’on pourrait traduire ainsi en langage ordinaire  :

« - Bon d’accord, l’histoire est toujours la même, on la connait tous, moi-même tu sais j’ai des doutes ; tu as entièrement raison : c’est une fable, une belle fable certes, mais allons un peu plus loin... »  

Comme on a envie d’aller un peu plus loin on continue la lecture et on va de surprises en surprises en s’apercevant que les coïncidences se rajoutent aux coïncidences, si bien qu’à la fin du développement et du propos, ça fait quand même beaucoup de coïncidences !

Ce travail est celui de toute une vie de théologien, de lectures savantes, de réflexions, de partages et de méditations. On sent bien que ces trois volumes sont la réunion et la mise en forme de notes importantes ou brèves, prises durant toute une vie et conservées pendant des années avant de prendre forme dans ces trois ouvrages érudits. Le travail y est rigoureux et si ces livres sont des livres de religion, la foi n’en est pas absente. Ce n’est pas interdit. Il est facile de parler de religion, de fouiller, voire de remettre en cause les textes fondateurs, il existe pour le faire un langage technique particulier : le langage des théologiens. Il est par contre presque impossible de parler de sa foi. Les théologiens intelligents peuvent parler de leur religion avec des théologiens d’autres religions. Mais pas tous et pas pour toutes, quelquefois le dialogue interreligieux est à sens unique.  Les échanges entre rabbins et théologiens catholiques étaient nombreux au Moyen Âge. Ceux entre théologiens protestants et rabbins les suivirent. Benoît XVI met à l’honneur d’autres théologiens qui ont labouré le chemin avant lui et il salue les contemporains à qui il donne la réplique, en tenant compte de leur travail qui a aidé à l’avancement général du savoir en ce domaine. 

L’enfance de Jésus

Ce n’est pas un traité de théologie destiné aux érudits qu’a écrit Benoît XVI avec son Enfance de Jésus, mais une invitation à la méditation et une approche de l’Histoire Sainte. La lecture en est simple mais doit être soutenue, l’ouvrage, bien que peu volumineux (186 pages) ne se lit pas d’un trait. Les références y sont précises, doctes et savantes, mais abordables à tout un chacun, à la condition d’avoir une Bible ou plusieurs à portée de main. Car comme dans les ouvrages qui suivront, les références bibliques sont constantes et nombreuses. 
Que l’on soit Pape ou historien ordinaire, les références historiques sont toujours les mêmes en ce qui concerne le personnage de Jésus de Nazareth et elles sont particulièrement pauvres en ce qui concerne l’enfance du Christ :

« De fait, sur la naissance de Jésus nous n’avons pas d’autres sources que celles des récits de l’enfance chez Matthieu et Luc. » p 95

Même si les références historiques sont peu nombreuses, la bibliographie donnée en fin d’ouvrage est tout de même volumineuse.
Est-ce donc là un nouveau catéchisme ? Non, c’est une promenade dans l’enfance du Christ qui répond aux nombreuses questions que peuvent se poser les fidèles et ceux qui doutent en interrogeant les évangiles. 
Bien fait, bien écrit, concis, savant sans être prétentieux, on sent à sa lecture le vieil homme humble et modeste, penché sur sa table de travail avec un ardent désir de partager ce qu’il ose à peine qualifier de savoir. Mais cet opus qui, curieusement, a été mis sous presse en dernier, n’offre plus grand-chose en matière de découvertes et de révélations : le principal du travail de Benoît XVI a été exposé dans les deux ouvrages précédents, traitant de la vie adulte du Christ. Le livre ne cherche à convaincre personne, il expose, il questionne ; et son questionnement est convainquant, son exposé juste. Immense travail de fourmi que l’auteur ne revendique pas : il transmet simplement ce qu’il a reçu, ce qu’il a découvert, il partage. 

Jésus de Nazareth, Volume II
(Du Baptême dans le Jourdain à la Transfiguration)

On entre dans un autre registre avec le deuxième volet de la vie de Jésus de Nazareth, plus de 400 pages de théologie, d’Histoire Sainte, de philosophie et de symbolisme. L’ouvrage croise les savoirs et les connaissances avec les plus récentes découvertes de l’exégèse moderne. Les références à l’Ancien Testament sont encore plus nombreuses que dans L’enfance ; la Bible non seulement est indispensable pour profiter au mieux de la lecture, mais elle doit être bien référencée et d’un accès aisé.
Parfois Benoît XVI répond à demi aux questions que nous nous posons et auxquelles personne ne nous a encore apporté de réponse :

« Le descendant, père de Jésus selon la Loi, est un artisan qui habite la province de Galilée où vivent aussi des populations païennes. » P.32

Ces populations païennes devaient être nombreuses car en Marc, Chapitre 5, le Christ, lors d’un exorcisme, permet aux démons de se réfugier dans un troupeau de porcs de 2000 têtes, gardés par des pâtres qui prirent la fuite. Je me suis toujours demandé à quoi pouvaient bien servir ces porcs, si ce n’est de nourriture aux occupants romains en poste en Palestine. Deux mille bêtes, ça fait beaucoup de porcs, gageons que Marc ne les a pas comptées une à une. Mais le troupeau étant gardé par des pâtres, on peut supposer que ce n’était pas trois ou quatre cochons de la ferme du coin. Il devait y avoir effectivement en Palestine des populations païennes assez importantes. Pour certains auteurs, l’endroit où eut lieu cette scène se situe en pays païen.
Par contre une question simple, que peut être beaucoup de chrétiens ne se sont jamais posée, concerne le baptême du Christ.
En effet, à quoi rime ce baptême ? Après avoir développé sur le sens et la nouveauté du baptême que Jean-Baptiste donnait dans le Jourdain, baptême qui n’a rien à voir avec les traditionnelles ablutions que pratiquaient les Hébreux, Ratzinger s’interroge sur la nécessité du baptême pour le Christ. S’il est le Messie, le Fils de Dieu, Dieu lui-même, à quoi peut bien servir ce baptême et quel est son sens ? 

« Comme nous venons de le voir, le baptême implique une reconnaissance des péchés. Il est une confession de ses fautes et la tentative de se dépouiller d’une ancienne vie mal vécue, pour en recevoir une nouvelle. Était-ce possible pour Jésus ?» p.36

Ratzinger avance plusieurs réponses en prenant en compte la symbolique de l’eau, de l’enfouissement total du corps dans l’élément liquide et les analogies présentes dans l’Ancien Testament. Mais sa réponse tient surtout au dialogue entre Jean et le Christ. Lorsque Jean conteste en disant que c’est lui que devrait être baptisé par le Christ, ce dernier répond : « Pour le moment laisse-moi faire ; c’est de cette façon que nous devons accomplir parfaitement ce qui est juste. » (Mt 3, 15).
Ce n’est pas une faiblesse de l’ouvrage, mais son but principal que de renvoyer toujours aux Écritures, afin d’en extraire tout le suc et de montrer que ce qui est caché dans le texte peut devenir limpide, pour peu qu’on veuille bien ne pas se mettre en porte à faux. Il ne s’agit pas de taire la raison et la critique, bien au contraire, la compréhension du texte et des propos de Ratzinger demande une logique aigüe et un esprit interrogateur.   
Citant Origène, Benoît XVI revient sur la scène précédant la crucifixion, lorsque la foule réclame la libération de Barrabas. Il replace alors l’événement dans le contexte ; il semble évident que la foule préfère un tribun combattant à un prêcheur du renoncement à soi-même :

 « Chez Origène, nous trouvons un autre détail intéressant : dans beaucoup de manuscrits des Évangiles jusqu’au III siècle, l’homme en question s’appelait « Jésus Barabbas », Jésus fils du père. Il se présente comme une sorte d’alter égo de Jésus, qui revendique la même prétention, mais de façon très différente. Le choix est donc entre un Messie qui est à la tête d’un combat, qui promet la liberté et son propre royaume, et ce mystérieux Jésus qui proclame de se perdre soi-même pour trouver le chemin vers la vie. Faut-il s’étonner que les foules aient préféré Barabbas ? » p.60

Des quatre évangiles, seul Matthieu cite la scène où Pilate s’adresse à la foule en lui laissant le choix de la libération d’un prisonnier :

« Et c’est quand ils se rassemblèrent, Pilatus leur dit :
« Qui donc voulez-vous que je relâche :
Iéshoua ‘ Bar-Abba, ou Iéshoua’ dit le messie ? »
(Matthieu 27, 6 Bible Chouraqui)

On cueille au passage dans cette lecture quelques notions utiles :

« Les messages de l’Empereur portaient le nom d’ « évangiles » indépendamment du fait que leur contenu soit particulièrement joyeux et agréable ».p.67

En fin psychologue, Benoît n’est pas dupe de la pauvreté :

« Mais le cœur de ceux qui ne possèdent rien peut être endurci, vicié, mauvais, intérieurement possédé par l’envie de posséder, oublieux de Dieu et avide de s’approprier le bien d‘autrui ». P. 98

Ratzinger revient à plusieurs reprises sur les mauvaises traductions françaises des écritures, entre autres pages 103, 221, etc. traductions qui atténuent la puissance des sentiments ressentis par les personnes concernées. Par exemple dans les passages où il est écrit que Jésus enseigne avec autorité (Mt 7, 28-29, Mc 1, 22, Lc 4,32) l’auditoire était « frappé » car il parlait avec autorité nous disent les bibles Maredsous, la Second et la Bible de Jérusalem. Selon Ratzinger, l’auditoire était en réalité effrayé par ses propos, c'est-à-dire que les paroles  que tenait le Christ effrayaient la foule, car elles  étaient un véritable défi, par elles il se hissait au niveau de Dieu, ce qui est un scandale et un blasphème.

« Faisant ainsi, ou bien il profane la majesté de Dieu, ce qui serait terrible, ou bien, et cela semble pratiquement inconcevable, il est vraiment à la hauteur de Dieu. » p.124  

La profanation, se dire Dieu, se faire Dieu était en effet le plus abominable des blasphèmes et méritait la mort. La foule n’était pas « frappée » par étonnement, mais effrayée, ce qui suppose un tout autre contexte. Elle était certainement frappée d’admiration, mais également effrayée des conséquences possibles de cette autorité avec laquelle le Christ enseignait. Notons au passage que, vérification faite auprès de neuf bibles de traductions différentes, certaines emploient le terme « étonnée » en ce qui concerne la foule. Notamment, The Holy Bible (Cambridge University Press) qui utilise le terme « astonished. »

Les Commandements, que Ratzinger passe en revue, sont suivis par le Notre Père, également amplement commenté. Après une courte introduction sur la manière dont les différents évangélistes introduisent et placent cette prière donnée par le Christ, les différentes demandes de la prière sont examinées par Benoît XVI.

Les paraboles, mode privilégié d’enseignement par le Christ sont également examinées. L’exégèse libérale, longtemps en vogue, même chez les théologiens catholiques, est remise à sa place. Benoît XVI citant un théologien américain nous régale de ses propos :

« On n’eut pas sacrifié quelqu’un qui racontait des histoires agréables pour enseigner une morale de prudence. » p.210

C’est toujours lorsque l’on se repose en pleine confiance, bercé par son discours convaincant que Ratzinger revient nous fredonner sa petite musique : - Bon d’accord, l’histoire est toujours la même, on la connait tous, moi-même tu sais j’ai des doutes...
Et ces doutes, ces imprécisions, ces  imprévus, il ne se prive pas pour les mettre sur le devant de la scène :

« Le lien entre christologie et eschatologie devient ainsi encore plus ténu. Reste à savoir ce que l’auditeur doit penser de tout cela deux mille ans après. En tous cas, il est bien obligé de considérer comme erroné l’horizon eschatologique imminent tel qu’il existait à l’époque, car le royaume de Dieu au sens de transformation radicale du monde par Dieu n’est pas advenu,  et il lui est  également impossible de faire sienne cette idée pour l’époque actuelle. » p.211

Quelques lignes plus loin, dans un langage clair, Ratzinger consacre une page entière  sur le sens et la portée de cette  figure de style qu’est la parabole avec une lucidité et une clairvoyance que je n’ai jamais rencontrées chez les spécialistes du langage :

« ...D’une part, la parabole met à la portée de ceux qui écoutent et qui participent à la réflexion une réalité éloignée d’eux ; d’autre part, l’auditeur est lui-même mis en mouvement... » p.216

Comme Benoît XVI consacra sa vie entière à l’étude des Écritures on ne sera pas surpris des rapprochements opérés entre les fêtes juives et les événements rapportés dans les évangiles. C’est ainsi qu’il voit un peu plus qu’une analogie entre le Kippour, la Fête des Tentes et les événements qui surviennent dans les évangiles. Et ces événements ne sont pas des moindres : la confession de foi de Pierre (Simon Pierre prit la parole : tu es le Christ, dit-il, le Fils du Dieu vivant Mt 16,16) et la Transfiguration :  

« Il y a d’abord Yom Kippour, la fête du Grand Pardon, et, six jours après on célèbre, une semaine durant, la fête des Tentes (Soukkot). Cela signifierait que la confession de foi de Pierre coïncidait avec le jour du Grand Pardon et que du point de vue théologique, il faudrait l’interpréter aussi sur l’arrière-plan de cette fête qui est le seul jour de l’année où le grand prêtre prononce solennellement le nom de YHWH dans le Saint des Saints du Temple. La confession de foi de Pierre en Jésus Fils du Dieu vivant acquerrait, dans ce contexte, une nouvelle profondeur. [...] Les six à huit journées désigneraient alors la semaine de Soukkot, la fête des Tentes. La Transfiguration de Jésus aurait donc eu lieu le dernier jour de cette fête, qui en constituait en même temps le sommet et la synthèse profonde. » p.334 

Une curieuse coïncidence de plus, comment s’en étonner ?

 
Jésus de Nazareth, Volume III
(De l’Entrée à Jérusalem à la Résurrection)

Le troisième volet de Ratzinger sur Jésus de Nazareth n’est pas publié chez Flammarion mais aux Éditions du Rocher. Contrairement aux ouvrages parus chez Flammarion, la couverture n’est pas vierge : les yeux de Benoît XVI occupent le bas de la couverture sur plus de la moitié de la page. Ce regard n’est pas neutre, il est à la fois doux et humble et s’adresse gentiment au lecteur avec l’air de dire : « je reviens t’embêter encore un peu... »
Le lecture n’est pas aisée et doit être soutenue, surtout le court avant-propos qui peut paraître laborieux au néophyte. L’ensemble reste tout à fait abordable au lecteur intéressé par le sujet, à condition que ce ne soit pas son premier ouvrage traitant de la rédaction des Évangiles et qu’il ait quelques notions du vocabulaire biblique :

« Des trois évangiles synoptiques mais aussi de Jean on déduit clairement que la scène de l’hommage messianique  s’est déroulée à l’entrée de la ville et que ses protagonistes n’étaient pas les habitants de Jérusalem, mais ceux qui accompagnaient Jésus entrant dans la ville sainte. » P 21
« La foule qui, à la périphérie de la ville, rendait hommage à Jésus n’est pas la même que celle qui aurait ensuite demandé sa crucifixion. » P 22

Certes, les remarques comme celle-ci coulent de source pour les experts ou les « débutants dégrossis » des Écritures, mais la différence essentielle de la composition des foules n’apparaît pas évidente aux néophytes et l’invite à regarder d’un œil nouveau l’épisode pendant lequel Pilate présente Jésus à la foule.
On a parfois l’impression que Ratzinger se fait un régal des contradictions du Nouveau Testament :

« ...la dernière Cène de  Jésus et l’institution de l’Eucharistie sont empreints d’un enchevêtrement d’hypothèses discordantes entre elles... »  p127

Est-ce pour mieux nous offrir la réponse que Benoît XVI met, si l’on peut se permettre l’expression, les pieds dans le plat de la dernière Cène ?

« Le problème de la datation de la dernière Cène de Jésus se fonde sur l’opposition entre les Évangiles synoptiques, d’une part, et l’Évangile de Jean, de l’autre. Marc, que Matthieu et Luc suivent essentiellement, offre à ce sujet une datation précise. Le premier jour des Azymes, où l’on immolait la Pâque, ses disciples lui disent : « Où veux-tu que nous allions faire les préparatifs pour que tu manges la Pâque ? » [...] Le soir venu, il arrive avec les douze » (Mc 14,12.17) p130

C’est là que Ratzinger commence son enquête. Et cette enquête va nous mener très loin. Au fur et à mesure que le détective examine les textes, développe sa thèse, avance ses idées, nous sommes persuadés que quelqu’un a menti. S’agissant des évangiles et surtout de la Sainte Cène, la chose est tout de même assez grave. L’enquête avance :

« Au contraire :  les autorités juives qui mènent Jésus devant le tribunal de Pilate évitent d’entrer dans le prétoire « pour ne pas se souiller, mais pour pouvoir manger la Pâque (Jn 18,28) » p132

Et voilà, tout est dit, la contradiction est flagrante : Jésus a donc mangé la Pâque avec ses disciples, puis il est livré à Pilate. Les autorités juives ne rentrent pas dans le prétoire pour ne pas se souiller afin de pouvoir manger la Pâque, que Jésus a déjà mangée !

« Jean a raison : au moment du procès de Jésus devant Pilate, les autorités juives n’avaient pas encore mangé la Pâque et pour cela elles devaient se maintenir encore cultuellement pures. Il a raison, la crucifixion n’a pas eu lieu le jour de la fête, mais la veille. » p136

Et de cette chronologie des faits Ratzinger tire toutes les conséquences :

« Cela signifie que Jésus est mort à l’heure à laquelle les agneaux pascals étaient immolés dans le Temple. [...] Reste la question : mais alors pourquoi les synoptiques ont-ils parlé d’un repas pascal ? Sur quoi se fonde cette ligne de tradition ? » p136 

Bien évidemment, c’est assez surprenant. L’agneau de Dieu, qui ôte le péché du monde est mort à l’heure du sacrifice des agneaux. Dans ses études sur la chronologie des faits Ratzinger ne travaille pas seul, il a épluché méthodiquement le travail d’Annie Jaubert, célèbre femme exégète française et celui du théologien John Paul Meier. Ratzinger ne tranche pas clairement entre les deux érudits, mais semble pencher du côté du théologien. Annie Jaubert se basait, pour élaborer sa thèse, sur un calendrier essénien, Ratzinger notant et privilégiant que Jésus fêtait les fêtes juives selon le calendrier juif.

« Meier ne peut pas non plus donner une réponse vraiment convaincante à cette question. Il en fait toutefois la tentative –comme beaucoup d’autres exégètes- au moyen de la critique rédactionnelle et littéraire. Il cherche à montrer que des passages de Mc 14,1 a et 14,12-16 –les seuls passages où chez Marc on parle   de la Pâque- auraient été insérés par la suite. Dans le récit proprement dit de la dernière Cène, la Pâque ne serait pas mentionnée. » p137

Ce n’est pas trahir un secret de l’État du Vatican que de dire que l’Évangile de Marc a parfois subi quelques retouches, on sait depuis longtemps que dans le dernier chapitre les versets situés après le huitième sont des rajouts.  (cf. Bible de Maredsous.) Mais si le texte de Marc a subi des rajouts, que dire alors de celui de Luc qui, selon Ratzinger a suivi Marc, et qui fait dire au Christ : « J’ai vivement désiré manger cette Pâque avec vous avant de souffrir... » (Lc 22, 15.)   Gageons, avec Ratzinger, que ce soit Jean qui ait raison concernant la chronologie des faits. Mais il reste tout de même un point énigmatique : si la Pâque a bien eu lieu le lendemain de la mort du Christ, Jean, dans son évangile, précise que ce lendemain était un Sabbat solennel, justement parce qu’il coïncidait avec la Pâque (Jn 19,31). Les agneaux ont donc été rôtis entre quinze heures (heure de la mort du Christ) et la tombée de la nuit.
Cette chronologie défaillante de la dernière Cène ne sera pas la seule grande surprise de ce troisième volume sur Jésus de Nazareth. La dernière apparaitra au moment de la mort du Christ. Mais auparavant Benoît XVI nous instruira encore de quelques remarques pertinentes :

« Ce que l’Église célèbre dans la messe ce n’est pas la dernière Cène, mais ce que le Seigneur, durant la dernière Cène a institué et confié à l’Église : la mémoire de sa mort sacrificielle. » p166

Ce que les prêtres et la hiérarchie catholique d’aujourd’hui se calquant sur la « liturgie » protestante ont parfois tendance à oublier...
Et l’on s’achemine doucement vers la mort du Christ :

« Rudolf Pesch commente :
Le fait que Simon De Cyrène soit contraint de porter à la place de Jésus le bras de la croix et que Jésus meure si rapidement est surement à relier à la torture de la flagellation, durant laquelle certains délinquants mourraient déjà. » p226-227

La chose est tout à fait possible. Dans son roman fleuve, « La Lumière des Justes » Henri Troyat rapporte le cas d’un jeune moujik condamné à cent coups de knout qui meurt bien avant que le châtiment ne soit appliqué en totalité. Puisque nous sommes dans les délits et leurs châtiments, comme le note Ratzinger, mais il n’est pas le premier, il est fort possible que les deux malfaiteurs crucifiés en même temps que le Christ, soient des séditieux :

« Pour Jésus, toutefois, le type de délit est différent de celui des deux autres qui avaient peut-être participé à l’insurrection de Barabbas. » P242

Enfin arrive la dernière grande surprise du volume :

« Éli, Éli, lema sabachtani » ce qui veut dire Mon Dieu, Mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? (Mt. 27,46) Ces dernières paroles du Christ en croix étaient pour moi le plus grand cri de désespoir de l’humanité. N’ayant pas voulu aller voir plus loin, je n’avais jamais prêté attention au fait que ces paroles sont le début du Psaume 21,2. Psaume qui continue en disant : « Ils ont percé mes mains et mes pieds, je pourrais compter tous mes os. Ils me regardent et m’observent avec joie, ils partagent entre eux mes vêtements et ils tirent au sort ma tunique. »  Psaume 21, 17-18-19. Ratzinger insiste là-dessus et y revient :

« À travers des études érudites, on a essayé de reconstituer l’exclamation de Jésus de telle manière que justement elle puisse, d’une part, être comprise –de manière erronée- comme un cri vers Élie et que, d’autre part, elle représente le cri d’abandon du Psaume 22 [...] Ce n’est pas n’importe quel cri d’abandon. Jésus récite le grand Psaume de l’Israël souffrant et prend ainsi sur lui tous les tourments, non seulement d’Israël, mais de tous les hommes qui, en ce monde, souffrent parce que Dieu leur est caché. » P 244-245

C’est là un cri véritablement messianique, comme nous le montre la suite du Psaume.

Tout au long de la lecture de l’ouvrage on apprend d’ailleurs que le Christ priait constamment. Beaucoup de paroles que l’on attribue individuellement au Christ sont en fait des récitations de psaumes ou des passages en relation directe avec l’Ancien Testament.  
Bien évidemment, il me semble impossible de montrer en quelques lignes la richesse de ces trois volumes que Ratzinger a consacrés à Jésus de Nazareth. En ce qui me concerne je ne le peux pas. J’ai retenu quelques passages qui m’ont particulièrement interpellé. C’est un fait assez étrange, mais en ce qui concerne les grands ouvrages de spiritualité le lecteur ordinaire a l’impression que l’ouvrage a été écrit spécialement pour lui et que l’auteur s’adresse directement à sa personne.  Je n’ai échappé ni à cette loi mystérieuse ni au charme intellectuel de Ratzinger. Ce qui fait que refermant l’ouvrage et regardant le doux regard de ce Pape étrange et « démissionnaire » j’ai simplement dit : « merci mon Père. »
19 avril 2018 
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Jésus
L’enquête

 

L’ouvrage de Jean Staune, « Jésus, l’enquête » publié chez Plon dépasse les 350 pages et se divise en deux parties pouvant être lues indépendamment selon l’auteur.
Le sujet principal de l’ouvrage concerne l’identité de Jean l’Evangéliste. Jean Staune n’est certes pas le premier à avoir avancé que Jean Fils de Zébédée n’est pas Jean l’évangéliste. Pendant une courte période (1907-1955) l’Église avait même mis son véto aux recherches sur l’auteur de l’Évangile de Jean. Car il était un fait acquis et une certitude que Jean, fils de Zébédée et frère de Jacques était le rédacteur du quatrième évangile.

L’auteur s’est livré à une véritable enquête en analysant toutes les thèses existantes, croisant les textes les plus anciens et les plus modernes. En fouillant l’Histoire il parvient à démontrer la possible justesse de ses propos. Il commence par développer son analyse en réfutant d’abord les thèses admises d’ordinaire et en contrant ensuite les thèses les plus acharnées selon lesquelles Jean fils de Zébédée est la même personne que l’auteur du quatrième évangile. S’il n’est pas le premier à développer cette idée, il est certainement l’auteur qui en brosse la synthèse la plus complète et la plus aboutie. Sa méthode de travail consiste, dans un premier temps en une plongée dans les évangiles qu’il appelle les « évidences internes » et dans un deuxième temps en une analyse détaillée des auteurs anciens ayant traité le sujet qu’il nomme les « évidences externes. »

La première des évidences internes serait celle-ci : quels sont les événements les plus grandioses auxquels a assisté Jean fils de Zébédée et qui ne sont pas relatés dans l’Évangile de Jean ?  

« C’est le cas lors de la transfiguration de Jésus, lors de la première résurrection par Jésus d’une personne morte, celle de la fille de Jaïre… » p32

Effectivement dans son évangile Jean ne raconte pas la transfiguration, ni la résurrection de la fille de Jaïre. Ce qui est curieux, car Jean, le fil de Zébédée est dans tous les synoptiques un disciple toujours proche du Christ. Jean est cité régulièrement avec Pierre et Jacques. Le Christ le prend comme « témoin » lors de tous les grands événements. Nous ne savons pas l’âge du deuxième fils de Zébédée. Ce choix que fait le Christ de l’avoir avec lui pour des grands événements pourrait très bien faire de lui « le disciple bien-aimé. »

Jean Staune fait également remarquer que le calendrier de la Pâque est différent pour Jean l’Évangéliste et les autres apôtres. (p37) Selon certains auteurs (Tresmontant) Jean l’Évangéliste aurait été un prêtre sadducéen. Les sadducéens auraient eu un calendrier différent des Pharisiens. Toujours selon Tresmontant, les Sadducéens composaient vingt pour cent de la classe sacerdotale pour le même lieu : le Temple de Jérusalem. 
Les Galiléens et les Esséniens avaient également un calendrier différent. Même si les orthodoxes et les catholiques fêtent Pâques à des dates différentes, quatre calendriers différents, sur une région grande comme la Provence ou la Belgique, ça fait un peu désordre…

Jean, le fils de Zébédée est plus jeune que son frère Jacques et là, Staune attire notre attention lors de la Cène. Le dernier repas a eu lieu dans une pièce appartenant à un sympathisant du mouvement. Plusieurs auteurs s’entendent pour que cette maison appartienne à Jean l’auteur du quatrième évangile. Si cette maison appartenait réellement au père de Jacques et Jean, fils de Zébédée, la place d’honneur, à la droite ou à la gauche du Seigneur revenait de droit à Jacques l’aîné. Ce n’est donc peut-être pas le même Jean qui était à côté du Seigneur et qui a entendu battre son cœur. Mais là, l’enquête de Jean Staune pèche par défaut :

« Lors de la Cène, le quatrième Évangile nous apprend que le « disciple que Jésus aimait » était penché sur le sein de Jésus (13-25) et que Pierre lui fit signe de demander à Jésus celui qui allait le trahir. Comme nous l’explique Jean Colson, les dîners de gala à l’époque se prennent semi-allongés sur des divans ; chacun se trouve donc la tête penchée vers son voisin de gauche. Ce qui implique que le disciple que Jésus aimait est à la droite de Jésus alors que Pierre est nettement plus loin. » p44

Outre que la disposition des hôtes n’est pas très claire, les propos  de l’auteur sont en opposition avec ce qu’il rapporte quelques pages plus loin :

« Par ailleurs, le fait que ce soit le disciple que Jésus aimait et non Pierre qui soit assis à la place d’honneur (c’est-à-dire à la droite de Jésus) lors de la Cène pose un autre problème à tous ceux qui connaissent les coutumes de la Palestine au 1er siècle, car c’est la place du maître de maison, ou, s’il n’est pas là au fils du maître de maison. » p 115

Comment se prenait le repas chez les juifs de Judée à cette époque-là ? Allongés à la romaine ou à table ? Tout dépend de la Bible et de la traduction. On trouve pareillement à table ou allongé, parfois dans une même Bible, selon le traducteur de l’évangile et selon le « manuscrit » qu’il utilise. Si les juifs de Judée prenaient leur repas de la Pâque allongés cela montrerait une belle assimilation aux mœurs de l’occupant ! Occupant qui reste quand même un ennemi. D’autant me semble-t-il que la Pâque se mangeait debout, les reins ceints et à la hâte. (Exode 12-11) La fête durant huit jours, que l’on ait fini par s’asseoir est possible, quant à s’affaler à la romaine… c’est un peu rendre à César ce qui est à Dieu.

Une observation intéressante de Staune concernant cette dernière cène, qui a fait couler tant d’encre, concerne la préparation de ce repas :

« Le premier jour des azymes, les disciples vinrent trouver Jésus et lui dirent : « Où désires-tu que nous te préparions le repas pascal ?’ Il répondit : « Allez en ville, chez un tel et dites-lui : Le Maître te fait dire : Mon temps est proche, c’est chez toi que je veux célébrer la Pâque avec mes disciples. Les disciples se conformèrent aux ordres de Jésus et préparèrent la Pâque. » Matthieu 26 :17-19.

Chez Marc, à la question ‘Où allons-nous préparer la Pâque, Le Christ agit ainsi : « Alors il en envoie deux : Allez en ville, leur dit-il, vous rencontrerez un homme portant une cruche d’eau. Suivez-le et là où il entrera dites au propriétaire de la maison… » Marc 14 :12-15

Chez Luc, (22 : 7-14) la manière dont se déroule les préparatifs est à peu près semblable à Marc : un homme porte une cruche d’eau et les disciples le suivent. Curieusement ce sont les femmes qui portent les cruches d’eau. Mais chez Luc, les disciples chargés de la course sont nommés : Pierre et Jean.

Comme le note Staune, si ce dernier repas a eu lieu chez Jean, le disciple bien aimé, le Christ ne peut pas l’envoyer chercher une maison qui lui est connue, c’est juste absurde. Par contre si l’on suit Matthieu les choses se tiennent à peu près :

« Les disciples sont donc légitimement inquiets lorsqu’ils lui posent la question : « Où veux-tu que nous te préparions le repas de Pâque ? La réponse de Jésus est « Allez à la ville chez Untel et vous lui direz ; Le Maître dit mon temps est proche, je ferai chez toi la Pâque avec mes disciples. »
Ce qui nous montre bien que Jésus a un contact extrêmement sûr à Jérusalem, un endroit où il peut diner « au cœur de l’ennemi » sans risque de se faire prendre. Peut-on sérieusement penser que cet « Untel » n’assite pas lui-même au repas qui a lieu chez lui ? » p45

 Qui est cet Untel ? L’auteur nous dit, et certainement avec raison, que cette maison est celle de Jean, le rédacteur du quatrième évangile. Il nous dit également que ce repas ne s’est pas déroulé comme nous le dit la « tradition », que le Christ n’était pas avec ses douze apôtres seulement ; les convives, selon les arguments avancés par l’auteur, étaient certainement plus nombreux. Pourtant : « Le soir il arrive avec les douze » Mc 14, 17. Il est vrai que Staune élude le problème des douze apôtres en un autre chapitre.
L’objection que l’on peut émettre est que cette troupe de Galiléens étaient recherchés, et que faire un repas festif, alors que le reste de la ville était calme -puisque la Pâque aurait lieu effectivement le lendemain- était tout de même un peu risqué, surtout que selon deux des évangiles après le repas, ils chantèrent les psaumes. Non seulement le contact doit être extrêmement sûr, mais les habitants du quartier également. 

Une hypothèse plus contestable qu’avance l’auteur de « Jésus L’enquête » est la présence de Jean au calvaire. Si Jean était réellement un prêtre, ce qui est tout à fait possible, vu sa place de témoin privilégie et influent -c’est sur une de ses paroles que Pierre peut entrer chez le Grand Prêtre- Jean donc, assiste au calvaire, à la crucifixion.
Rappelons que tous les disciples avaient fui par crainte des représailles. Tous sauf un et pas n’importe lequel : un prêtre connu du Sanhédrin ! Donc, un disciple du Christ, prêtre de surcroit, assiste à son agonie sans crainte de la répression du Sanhédrin ? De plus, ce prêtre, la veille a assisté à l’arrestation de Jésus. Il a vu Pierre trancher l’oreille du serviteur Malchus, dont il connait le nom, il est incontestablement connu de la prêtrise et connait ce petit monde, il se trouve avec une bande de gens recherchés et on ne lui demande aucun compte ni justification ? Une autre hypothèse possible est qu’il ne fut pas témoin oculaire de cette scène, mais de qui la tient-il alors ?
il est vrai que Nicodème et Joseph d 'Arimathie étaient aussi membres du Sanhédrin et ensevelirent le Christ, après avoir demandé le corps à Pilate.  Pour Staune, Jean était disciple en secret. Et voilà, l’état de fait est presque possible, mais… Le Christ charge Jean d’une mission particulière :

 « Jésus voyant sa mère, et auprès d’elle le disciple qu’il aimait, dit à sa mère : Femme voilà ton fils. Puis il dit au disciple : Voilà ta mère. Et, dès ce moment, le disciple la prit chez lui » (Jean 19 :26-27)
On peut néanmoins imaginer que Jésus, qui est à ce moment-là agonisant, le dise d’une voix déformée et rauque, à peine perceptible pour les témoins, sauf pour les deux personnes concernées. » p48.

Une question se pose : à quelle hauteur était le crucifié ? On lui a donné à boire avec une éponge attachée à un roseau, les soldats lui ont percé le flanc avec un pilum. Ce dernier pouvant atteindre les deux mètres. À quelle distance de la croix se tenaient les deux personnes à qui le Christ s’adresse ?
Car les croix étaient gardées nous disent les évangiles. Quelles croix étaient gardées ? Seulement celle du Christ, ou les trois croix du gibet ? les témoins pouvaient-ils s’en approcher ?
Un « murmure rauque » avec une voix déformée, perceptible seulement par Jean et Marie reste tout de même sujet à caution : il est possible que le crucifié se trouvait à plusieurs mètres des auditeurs concernés.

Après avoir développé « les évidences internes », ce sont les « évidences externes » qui sont passées en revue et décortiquées. Les ouvrages des pères de l’Église dont les écrits partiels ou complets nous sont parvenus sont passés au crible par l’auteur : Eusèbe de Césarée, Saint Iréné, Papias… etc.

Des auteurs anciens, attestent que la mort de Jean fils de Zébédée est contemporaine avec celle de son frère Jacques, mort en martyr par l’épée aux environs des années quarante-quatre. Hélas, même si Staune nous convainc largement par des arguments solides, aucun écrit attestant la mort effective de Jean fils de Zébédée ne nous est parvenu : il s’agit toujours d’écrits rapportés (Papias rapporté par Eusèbe de Césarée.)
Jean le disciple bien aimé serait mort lui, très âgé et de mort naturelle, à Éphèse.  
C’est tout à fait possible, mais après cette éventualité apparait la querelle des tombeaux :
-Combien de tombeaux à Ephèse pour Jean ? Deux selon Eusèbe de Césarée, qui le tient bien évidement d’un autre… Combien de Jean à Ephèse ? Ibidem. Un tel a écrit qu’Un tel a dit… la querelle des Jacques est également abordée dans l’ouvrage.
Ce qui complique abondamment les choses dans la lecture du Nouveau Testament c’est que beaucoup de personnages s’appellent Jean ou Jacques pour les hommes et Marie pour les femmes. Ce qui n’arrange rien.

La deuxième partie de l’ouvrage paraît beaucoup moins intéressante, elle est un essai personnel de la vision qu’a l’auteur de Dieu. Pas moins. Dans le chapitre quatorze l’économie du Salut est expédiée en 6 pages ! L’ensemble de la deuxième partie est un amalgame de sciences et de spiritualisme, de bricolage « quantique » qui donne une impression de déjà-vu.

Quoiqu’il en soit de la deuxième partie, l’ouvrage se doit d’être lu, car les informations qu’il contient sont rares, suffisamment claires dans la plupart des cas et véritablement intéressantes. L’enquête, si elle pèche parfois par enthousiasme est tout de même bien menée et ne souffre en rien d’amateurisme.
09/01/2025
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Nicodème
Le disciple mystérieux

 

 

C’est plus qu’un roman moderne, c’est un polar pour exégètes que nous offre Vincent Bouton avec Nicodème, éd. Bénévent. Comme le livre traite d’archéologie -entre autres- il est construit sur plusieurs strates sur lesquelles vont se dérouler l’aventure ou plutôt les aventures d’un tas de gens pas tous sympathiques. On se promène dans la Rome moderne, dans une Athènes tout aussi moderne et dans la Jérusalem antique, les trois mères de l’Occident, vu le sujet c’est de rigueur. Tout ça en faisant un petit crochet par Ephèse (actuelle Kusadasi en Turquie).

L’ouvrage ne traite pas que d’archéologie. Il y est aussi question de religion, de flingueurs, de théologie, d’innocentes créatures, d’intérêts financiers de la Communauté Européenne et de séminariste en quête d’aventures…
Un « Da Vinci code » pour lettrés intellectuels, forcément ça ne s’adresse pas à tout le monde, surtout que le vrai fond de la chose est une thèse sur le quatrième évangile, celui attribué à Saint-Jean et ça se tient. Evidemment c’est un domaine où les choses tiennent facilement par elles-mêmes, chacun peut tordre les Écritures et les interpréter comme il l’entend ; l’ennui, si l’on peut dire, c’est que la « thèse » est solide. Suffisamment solide pour qu’on ait envie de la réfuter, car souvent l’excès jette... le bébé avec l’eau du bain et comme le bébé c’est le petit Jésus, c’est ennuyeux...
Un petit mot sur l’écriture, elle est celle d’un roman bien construit, pas de littéromanie, juste ce qu’il faut pour un roman en forme de polar : haletante avec une chute bien trouvée à chaque chapitre qui vous invite à ne pas poser l’ouvrage. Les jeunes personnages ne sont pas assez construits, leurs portraits manquent justement de maturité, mais n’est-ce pas le propre des jeunes héros ? De l’humour aussi :

« Il n’y a rien d’urgent en archéologie, on a rarement trouvé de survivants dans les fouilles. »

Bref un très agréable moment où les 340 pages semblent trop courtes.
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Le protestantisme assassin

 

Un court essai sur une période sanglante de notre histoire que Le protestantisme assassin par Michel Defaye, éd. Le sel de la terre. Pour une fois, il est question des catholiques victimes des huguenots, ça change. Le travail d’historien est incontestable, de là à dire que l’auteur fait œuvre d’objectivité il y a loin. Il y a de bonnes explications sur les avantages que pouvaient trouver les réformés dans la reconversion, notamment sur le silence des diocèses à ce propos, les institutions fermaient les yeux sur les meurtres passés. L’ouvrage comporte des annexes intéressantes, dont un long poème De Ronsard à Catherine de Médicis sur le sujet. C’est le genre de livre qui n’a pas la faveur des gens qui aiment l’histoire correcte. Les atrocités y sont bien racontées, les références suffisamment nombreuses et sérieuses, le bilan, crédible, est important : environ 20 000 églises détruites et 2000 couvents, des centaines de milliers d’œuvres d’art détruites. Les victimes des exactions huguenotes se comptent par milliers. Puis ils furent victimes à leur tour...
À la Révolution, les huguenots avaient muri et ne brûlaient plus les bâtiments ecclésiaux : ils achetèrent des biens nationaux qu’ils ne détruisirent pas.
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Le Royaume

 


Il n’y a qu’un livre, mais plusieurs ouvrages dans Le Royaume, d’Emmanuel Carrère, aux éditions P.O.L. Comme j’avais apprécié Limonov, je n’ai pas hésité à lire Le Royaume.
Au début l’auteur parle de lui, nous explique avoir été chrétien pendant trois ans et avoir plus ou moins perdu la foi. Comme l’ouvrage traite d’exégèse biblique concernant le Nouveau Testament, ces explications sont les bienvenues. Hélas elles se transforment vite en psyché de bobo littéraire de la vie parisienne : il a une marraine bigote mais intellectuelle, il rencontre des analystes célèbres, fait lui-même une analyse. Il est heureux en couple et a une femme merveilleuse. Comme il écrit sur le christianisme il a un grand ami qui écrit sur le bouddhisme, ensemble il se retirent régulièrement pour écrire dans le Lubéron. Tous les standards y passent.

Enfin, à la page 144 commence l’ouvrage véritable, une étude sur l’apôtre Paul, et là, c’est un véritable enchantement qui attend le lecteur. On reste scotché devant l’érudition, l’étude, la patience d’avoir rassemblé pareille documentation, une foule innombrable de détails, un véritable travail de dominicain. Ce n’est pas seulement sur les textes bibliques que l’auteur oriente sa tâche : la critique solide d’autres exégètes, la comparaison des méthodes historiques de ses confrères contemporains ou passés est également au programme. À travers la plume de l’auteur on suit Paul de son chemin de Damas (et même avant !) jusqu’à Rome, en s’attardant parfois sur les contemporains de l’apôtre des gentils. On se trouve transporté dans un roman épique et passionnant où la connaissance biblique et historique tiennent lieu de décor.
Ce roman est suivi d’une enquête et E. Carrère nous prévient :

« De fait, quand on se met à travailler là-dessus, on ne tarde pas à s’apercevoir que tout le monde exploite le même filon, très limité. D’abord les écrits chrétiens du Nouveau Testament. Ensuite les apocryphes, plus tardifs. Les manuscrits de Qûmran. Quelques auteurs païens, toujours les mêmes : 

Tacite, Suétone, Pline le Jeune. Enfin, Josèphe. C’est tout... » p. 311

À partir de là, on se doute bien que pour écrire du neuf sur un sujet ayant aussi peu de témoins historiques véritables, chaque auteur va y aller de son imagination. Et E. Carrère y va également de la sienne, de ses suppositions. On se demande d’ailleurs si sa trame historique ne trouve pas sa source dans son imagination, dans les indices qu’il déduit du peu d’informations dont disposent les historiens.
Ainsi page 368 on peut lire à propos de Luc et de la Cène :

« C’est dans cette chambre, surtout, qu’avait eu lieu le dernier repas pris par Jésus avec les siens : celui au cours duquel il avait prononcé sa mort prochaine et institué l’étrange rituel à base de pain et de vin que Luc et ses amis pratiquaient depuis des années sans s’interroger sur son origine. »

Qu’est-ce qui permet à l’auteur de supposer ce manque de connaissance et d’interrogation de Luc ? Rien n’étaye cette hypothèse. Surtout qu’à la page suivante il est fait allusion aux paroles du Christ désignant le lieu de la Cène aux disciples :
« Entrez dans la ville par telle porte. Quand vous rencontrerez un homme portant une cruche remplie d’eau suivez-le. » Beaucoup de commentateurs se sont arrêtés sur cette phrase intrigante, puisqu’on pense que le ravitaillement en eau était le travail des femmes, l’auteur ne s’y arrête pas.

Page 390 l’auteur s’ennuie en Suisse et se met à nous raconter ses fantasmes : un soir il tape sur Google « filles qui se branlent » et nous sert quatre pages de porno au milieu des œuvres picturales religieuses concernant la Vierge. Ça lui permet de nous montrer qu’il est très libéré et de faire de la littérature moderne où on mélange son travail d’érudit et sa vie privée. Naturellement il partage la vidéo excitante qu’il vient de trouver avec sa femme, par mails et liens. Plus branché et plus libéré, on ne peut pas !
Quelques pages plus loin l’ex croyant qui communiait à la messe quotidiennement, poursuit ses réflexions sur la vierge Marie, passons, comme il le dit, sur le fait qu’elle ait eu une chatte humaine. Il nous la présente de la façon suivante :

« ... [Elle] devait être dans cette réalité une très vieille femme en noir, comme on en voit dans toutes les médinas de la Méditerranée, assise sur le pas de sa porte. L’un de ses fils, car elle en avait plusieurs, était il y a bien des années mort d’une mort violente et honteuse. » p.399

Rien dans les Écritures ne permet d’être affirmatif quant à la fratrie qu’a pu avoir le Christ. La querelle subsiste encore actuellement. En Orient, on appelait facilement, comme encore aujourd’hui, frère ou cousin les proches et les moins proches.
Nous ne savons pas si les femmes se tenaient sur le pas de leurs portes, ni si elles s’habillaient de noir comme dans les siècles derniers. Dans beaucoup de pays du sud le vêtement est blanc, cette couleur attire moins la chaleur que le noir. On peut être charmé pour la Vierge d’apprendre qu’en tout cas :

« Elle a vu le loup. Elle a peut-être joui, espérons-le pour elle, et peut-être même qu’elle s’est branlée. » p.400

Quand, à la page 403 l’auteur nous apprend qu’il doit aller au festival de Cannes en qualité de membre du jury, on se demande si on arrête là la lecture ou si on continue à s’avaler des clichés de bobo qui a réussi (à la force du poignet, peut-être ?) car les clichés branchés et corrects continuent de plus belle :

« Alors certes, on peut dire comme Nietzche que j’admire, comme les nietzschéens que pour la plupart je déteste... »p.409

Un doute fort sérieux se fait jour page 425 sur le réalisme et la capacité de l’auteur de se projeter hors de son monde de citadin :

« ...alors que Paul et lui, Luc, sont des hommes des villes qui ne savent pas à quoi ressemble un grain de moutarde. Ni comment se conduit un berger avec ses brebis. »

Il n’est pas certain que les citadins d’alors furent ignorants de la vie des campagnes. La campagne commençait aux portes de la ville, qui généralement n’étaient pas étendue comme nos mégapoles d’aujourd’hui ! On voyageait souvent à pied à travers les campagnes, logeant souvent, supposons-le, chez l’habitant. Il n’y avait ni métro, ni portables et le Café de Flore n’avait pas encore posé sa première pierre.

Tout n’est certes pas à jeter dans cet ouvrage, à partir de la page 534, l’écriture redevient accrocheuse, les références historiques beaucoup moins teintées par l’imagination de l’auteur ; quand il fait des suppositions ou des hypothèses il le dit clairement(p.535) et la lecture redevient un véritable plaisir.

Le livre se termine par le récit d’une expérience spirituelle que l’auteur a eue avec la communauté de l’Arche. C’est plein de bons sentiments et de bonne morale catho comme savent la faire ceux qui se disent non-catho, ancien catho, nouveau catho qui a tout compris... on ne sait pas trop bien où se situe l’auteur :  trop intelligent pour accepter la fable, mais trop trouillard pour imaginer que le Ciel est vide. « On n’est pas obligé de croire, mais si on croit il faut en tirer les conséquences qui en découlent » disait un évêque tout à fait incorrect. Vu que quelque part je suis un peu de cette engeance des tièdes, ça ne me gêne pas trop.

Mais comme il est pénible de se régaler d’un bon livre qui aurait gagné à être réduit de moitié !
Sur 630 pages, une fois enlevé le politiquement correct (les parallélismes entre la Judée du premier siècle et l’atmosphère de l’Europe depuis la guerre sont légion ; Agrippa est « l’archétype du collabo ») les suppositions qui deviennent des certitudes et les vantardises personnelles : 

« Je suis riche, doué, loué, méritant et conscient de ce mérite : pour tout cela malheur à moi ! » (p.430)

Et bien né peut-être, comme l’élite ?
Bref une fois le livre épuré de sa partie auto hagiographique on a entre les mains un bon ouvrage d’exégèse duquel il faut purger l’égo.
24 mars 2015
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La sainte ignorance

  

Une petite perle dans le genre « novlangue » pour les adeptes de la pensée new âge : « La sainte ignorance » d’Olivier Roy, éd. Du Seuil.
En 280 pages très « politiquement correctes » l’auteur développe une thèse sur les religions qui vaut son pesant de cacahuètes et d’hosties non consacrées. Olivier Roy fait rentrer un cheval dans un van et nous affirme que l’ensemble est un véhicule hippomobile. On est tenté d’y croire, d’autant plus que l’auteur n’est pas un débutant dans ce genre d’écriture, il est même un « spécialiste » des religions.

L’essayiste part du principe que la religion est une marchandise en attente de consommateurs et essaie d’adapter l’offre du marché religieux à la « demande » actuelle. Pour avaliser son idée l’auteur développe la thèse des « marqueurs ». Il existerait dans nos sociétés occidentales et selon O. Roy, dans toutes les sociétés, des marqueurs religieux et des marqueurs culturels. C’est là que le lecteur moyen a du mal à suivre l’essayiste : sans jamais vraiment développer ce concept de « marqueurs » avec des exemples concrets, l’auteur axe tout son écrit sur cette hypothèse. Pour lui :

« toute religion est incarnée dans une culture » (P. 239), car :

 « Ce qui fonde une société, c’est la souveraineté, à commencer par l’appropriation d’un territoire. Une société est d’abord politique, jamais religieuse, même si elle mobilise la religion dans la légitimation des rapports au pouvoir. » P. 146

Il semblerait que dans l’histoire des principales religions monothéistes, -pour ne citer qu’elles- ce soit le contraire qui se soit produit : c’est l’élément religieux qui donne une structure politique pour permettre la diffusion religieuse. Les juifs ont d’abord eu une religion avant d’avoir une terre, ibidem pour l’Islam, Dar al-Islam et Dar al-Harb, que l’auteur ne semble pas connaître dans son ouvrage.

Si l’on en croit ses propos, la religion est tout de même ce qui fonde la culture, car même en remuant beaucoup la rhétorique pour philosopher droit la logique reste la logique : le christianisme ne se situe pas « au-delà » des cultures : il est la base et le fondement de la culture occidentale. Certes l’Occident a trois mères : Rome, Athènes et Jérusalem, certes le paganisme européen reste inscrit sous les strates de la culture chrétienne, mais l’auteur n’abordant pas le sujet il est inutile de compliquer davantage les choses en faisant intervenir cette réalité peut-être typiquement européenne.
Heureusement qu’O. Roy a pris la précaution dans son avant-propos de prévenir le lecteur qu’il est de culture protestante et qu’il le revendique. Il est vrai que chez les protestants les « marqueurs religieux » sont beaucoup moins prégnants que les « marqueurs culturels ». Car il y a une différence fondamentale entre les religions dont nous parle l’auteur dans cet ouvrage, c’est leur contenu.
L’auteur, victime d’une métonymie, ne voit que des contenants sans jamais voir le contenu et c’est ainsi que l’Islam, le Catholicisme, le Bouddhisme, le Judaïsme ne sont que des options religieuses sans histoire ni historique propres, en train de se concurrencer sur un hypothétique marché. Pour lui, chaque religion est identique à sa concurrente, toutes contiennent la même quantité de foi, cette foi à la même propriété plastique et peut s’adapter à toutes les cultures et à toutes les ethnies.

À partir de là il est difficile de différencier les marqueurs religieux des marqueurs culturels. C’est une évidence que dans des populations ayant comme dénominateur commun la même religion il existe aussi des « marqueurs » linguistiques, géographiques, climatiques etc. mais ces marqueurs semblent bien légers pour avaliserla thèse d’Olivier Roy, d’autant que ce sont beaucoup plus que des « marqueurs » qui structurent l’appartenance des individus à une société donnée :

"Dès avant que des relations s'établissent qui soient proprement humaines, déjà certains rapports sont déterminés. Ils sont pris dans tout ce que la nature peut offrir comme support, supports qui se disposent dans des thèmes d'opposition. La nature fournit, pour dire le mot, des signifiants, et ces signifiants organisent de façon inaugurale les rapports humains, en donnent les structures et les modèlent."
(J. Lacan, Le Séminaire, Livre XI, p. 23 éd. Du seuil 1964)

Et ces « signifiants » sont nombreux dans le discours religieux qui baigne les individus dès leur naissance. Car O. Roy ne prend pas la mesure des religions sur « les âmes » :
les lieux, les saisons, l’espace et le temps sont religieux et ne donnent pas des marqueurs aux individus, ne se contentent pas de les « marquer », mais imprègnent totalement leur psychisme, leurs perceptions du réel, leurs modes de pensées.
 
C’est Max Weber qui différencia ce qu’est une secte de ce qu’est une religion (la secte ne se pliant pas aux conventions que lui impose l’Etat, la religion, elle, s’y pliant) ce que ne semble pas avoir aperçu O. Roy qui essaie d’axer cette différence sur une tout autre dimension :

« La frontière n’est pas très nette entre nouvelles formes de religiosité, nouvelles religions et sectes. […] C’est pourquoi les sociologues des religions ont créé le terme NMR (Nouveau Mouvement Religieux) » P. 28

Mais là où Olivier Roy se trompe dans une « Sainte ignorance » ou nous trompe sans aucune vergogne est dans ce qui constitue l’origine, le message et la finalité des religions :

« ...cette seconde conception transparaît dans l’usage fréquent chez les musulmans du concept de « culture musulmane », où il s’agit de normes culturelles concernant la famille, la mixité, la pudeur, la nourriture etc. ; elles différent de ce que les orientalistes occidentaux entendent par culture islamiste, laquelle inclut l’art, l’architecture, la vie urbaine etc. » P. 44

Cet argument concernant la culture est juste, mais il n’est pas le propre de l’Islam, il est valable pour toutes les religions avec des avenants au contrat pour le Christianisme et le Bouddhisme. Chaque religion fournit un « packaging » à l’individu pour sa famille, son identité sexuelle, ses rapports sociaux, son rapport à l’argent. C’est le cas du Protestantisme, du Judaïsme et de l’Islam.
Dans aucune de ces grandes religions la fortune, la réussite n’est condamnée. Chez les protestants, comme l’a montré Weber, elle est même un des effets visibles de la grâce.
Un bémol cependant est à noter pour le Catholicisme et le Bouddhisme : le premier prêchant le renoncement à la vie terrestre et le second le détachement de ses désirs (Le Sermon sur la montagne et les Quatre Saintes Vérités du Bouddha) Ces deux religions qui ont un clergé régulier inventèrent chacune une voie de secours pour les laïcs : le clergé séculier et la doctrine chrétienne pour les catholiques et le Grand véhicule pour les bouddhistes. Car toutes les religions n’ont pas le même message et n’attribuent pas au sujet la même finalité, ce qui semble une évidence et met à mal la thèse de l’auteur selon laquelle les religions s’auto-formatent pourl’export.

« La culture occidentale n’a pas de valeur en soi, mais seulement dans le sens où elle a été, et reste, inspirée par le christianisme. Ce n’est pas la culture occidentale que l’Eglise défend alors, c’est la culture occidentale chrétienne. La christianisation participe bien d’un progrès civilisationnel […] mais il ne peut y avoir, pour les catholiques, de civilisation laïque et séculaire. » P. 84

Enfin, la conclusion s’approche et la grossière erreur utopiste souhaitée par les « hommes de bonne volonté » -et personne ne doute que l’auteur en fasse partie-, se manifeste au grand jour : un multiculturalisme est possible si les obscurantismes sont battus en brèche :

« La conviction que les membres d’une société doivent tous partager explicitement un même système de croyances est absurde et ne peut conduire qu’à une coercition permanente. » P.147

Au risque de rester et de passer pour un atroce freudien réactionnaire, la chose semble difficilement envisageable. Car hélas, si la religion est le fondement même d’une civilisation, elle est donc par essence exclusive. Aucune civilisation, à ce jour, ne s’est durablement bâtie sur la laïcité plurielle, la religion plus que la politique et avant elle, quoiqu’en dise l’auteur, est ce qui fonde la pérennité du groupe humain.

Sur la fin de l’ouvrage, l’auteur revient amplement sur le concept de « produit religieux » façonné pour le marché et use pour cela du terme de « formatage » que s’imposeraient les religions. Ce formatage est surtout destiné à l’exportation, de façon à faciliter l’extraterritorialité des religions :

« Le formatage, même s’il est vécu comme violence, se fait sur un critère d’acceptabilité plus ou moins négociée. Ce qui paraît barbare (l’amputation) ou simplement bizarre (le voile des musulmanes, le turban et le poignard sikh) est soit rejeté d’emblée, soit négocié […] Au-delà des signes du religieux, le formatage vise précisément à penser les religions dans le semblable plutôt que dans l’hétérogène. » P. 242/243

Il est vrai que le catholicisme, au cours de ce dernier demi-siècle a changé de fond en comble sa liturgie, la langue de cette dernière, sa doctrine et sa prédication qui étaient pluriséculaires. Ce n’est pas le cas pour les autres religions et rien ne permet de penser que cet « aggiornamento » à l’acide sulfurique a été fait dans le but « d’exporter » la doctrine qui n’est plus que l’ombre d’un calvaire breton en ruine un soir orageux de nouvelle lune.
Les « marqueurs religieux » étant plus faibles dans le Protestantisme et le Bouddhisme, on usera de ces concepts d’auteur pour être une fois d’accord avec lui sur la préparation à l’export de ces deux religions.
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Si loin du monde

 

Un bon récit, une aventure humaine avec "Si loin du monde" par Tavae aux éditions Ohéditions. Un pêcheur tahitien, comme tous les matins partit pour pêcher, mais ce matin-là, son bateau tombe en panne et il dérive.
Il dérive, il dérive et il dérive encore... Non pas huit jours, ni quarante, mais il va dériver pendant 4 mois, 118 jours exactement ! Et après avoir parcouru plus de mille kilomètres il aboutira enfin sur une terre et sera enfin secouru !
Ce sont ces 4 mois qui sont racontés au fil des jours avec les poissons qu'il mangea crus pour se nourrir, ses découragements, ses espoirs, sa foi. Car sans la foi cet homme serait certainement mort. Poignant, humain et bien écrit.
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Soif

 

 

Après avoir publié jadis une « biographie de la faim » Amélie Nothomb vient de faire paraître aux éditions Albin Michel son dernier roman intitulé « Soif ». L’auteur ne publiant jamais de longs romans, c’est comme à l’habitude une narration attrayante avoisinant les 150 pages qui nous est proposée. Ça peut se lire d’un trait, histoire de se désaltérer et d’étancher sa soif, mais il faut y revenir souvent pour apprécier tantôt le fruité, tantôt l’acidité ou tantôt l’âpreté de la boisson.
Ce petit opus est truffé de bonnes surprises, de petites vérités sur lesquelles on n’a peut-être jamais réfléchi, de découvertes sur la puissance du langage. La poésie de Nothomb est un plaisir savoureux :

« …il n’y a pas de limite à ce sentiment de délivrance, la fleur de la mort n’en finit pas d’épanouir sa corolle. » P120

Dans ce court roman, ô combien surprenant, Nothomb parle à la première personne du singulier ça ne peut donc être, comme dans tous ses romans où elle utilise le « Je », qu’une réussite d’écriture. Ça l’est. Ce n’est pas trahir la trame de dire au lecteur que l’auteur se glisse dans la peau d’un personnage historique, puisque cela est révélé dès la première page. Et il ne s’agit pas de n’importe quel personnage : c’est dans la peau du Christ que s’incarne la romancière. Amélie Nothomb se prend-t-elle pour Dieu ? Oh que non… Elle se contente de se couler dans le personnage du Fils, ce qui déjà n’est pas rien et elle nous livre quelques pensées que le Christ aurait pu avoir. Le crucifié revit ses dernières heures, de son procès à son exécution.
Bien évidemment l’auteur prend quelques libertés avec les Écritures. Afin de nous livrer quelques-unes de ses réflexions, Le Christ passera une nuit en prison entre son procès et son exécution :

« Je pensais que mon procès serait une parodie de justice. Il l’a été en effet, mais pas comme je l’avais cru. À la place de la formalité vite expédiée que j’avais imaginée, j’ai eu droit au grand jeu. Le procureur n’a rien laissé au hasard. » P7

Et Nothomb de faire défiler les témoins à charge devant le procureur, ceux qui ne sont pas tout à fait satisfaits des miracles que le Christ a opérés pour eux ou sur eux : l’ancien aveugle se plaint de la laideur du monde, le lépreux guéri à qui plus personne ne donne l’aumône, etc.  Certes on pourrait s’arrêter là en criant au blasphème ou au côté Grand guignol du début de la narration, ce que certains n’hésiteront peut-être pas à faire, ce serait un tort que de se priver ainsi d’un bon moment de lecture.  
Parfois l’exercice de style est un peu trop poussé, Nothomb écrit page 52 :

« Quand on cesse d’avoir faim, cela s’appelle satiété. Quand on cesse d’être fatigué, cela s’appelle repos. Quand on cesse de souffrir, cela s’appelle réconfort. Cesser d’avoir soif ne s’appelle pas. »

Si, cela s’appelle être désaltéré ou avoir étanché sa soif. Mais l’auteur a raison, la langue française est ici asséchée : il n’existe pas de substantif pour désigner l’arrêt de la soif. Nothomb le sait très bien puisque, prenant le contre-pied du Christ (celui qui boira de l'eau que je lui donnerai n'aura jamais soif - Jean 4-14) elle écrit page 117 :

« L’amour de Dieu, c’est l’eau qui n’étanche jamais. Plus on en boit plus on a soif. Enfin une jouissance qui ne diminue pas le désir. »

Tout au long du chemin de croix, on chemine en compagnie du Christ, plus homme que Dieu. Un homme presque ordinaire qui bien évidemment connaît le mal, ça coule de source :  

« Le mal ne m’est pas étranger. Afin que je puisse l’identifier chez autrui, il était indispensable que j’en sois pourvu. » P61.

Mais cela n’empêche pas, comme pour tout un chacun, que pour cet homme si particulier le mal reste une énigme : 

« L’énigme du mal n’est rien comparée à celle de la médiocrité. » P11


Et cette énigme qu’est le mal, il lui est arrivé, au moins une fois, de lui succomber, de l’accomplir même s’il en montre quelques remords.  À propos du figuier que le Christ a desséché (Marc 11) le Christ se repend et regrette son geste :

« Comment ai-je pu commettre une injustice pareille ? Ce n’était pas la saison des figues […] frustré de ma gourmandise j’ai laissé mon désir se transformer en colère. » P31

Ce ne sera d’ailleurs pas la seule colère rapportée par les évangiles, viendra celle des marchands du temple. La colère n’est pas le propre de l’homme, dans l’Olympe elle était un trait de caractère de beaucoup de divinités et dans l’Ancien Testament la colère divine est assez fréquente.
Nothomb a donc choisi de nous raconter les pensées humaines de Jésus fait homme, entièrement homme avec ses défauts et ses traits particuliers :

« J’étais homme depuis assez longtemps pour savoir que la joie ne coulait pas de source et que le très bon vin était souvent l’unique moyen de la trouver. » p24

De ci de là, tout au long de l’ouvrage, pareil à un chapelet,  s’égrène une poésie champêtre :

« Le bruit de la pluie exige un toit comme caisse de résonnance : être sous ce toit, c’est la meilleure place pour apprécier le concert. Partition délicieuse, subtilement changeante, rhapsodique sans esbroufe, toute pluie tient de la bénédiction. » P65

Mais ces images bucoliques sont parfois dépassées par la réflexion métaphysique, elle aussi prégnante et qui fuse tout au long de l’ouvrage :

« Mon père a créé une drôle d’espèce : soit des salauds qui ont des opinions, soit des âmes généreuses qui ne pensent pas. » P75. Ou bien encore : « Ce qu’on appelle pompeusement « pensée » n’est qu’un acouphène. » P109

Dans « Soif », il y a peu de mots cérémonieux obligeant le recours au dictionnaire, mais tout de même, le lecteur est ravi de rencontrer le précieux  mot de « Pétrichor » (p120)  qui est, entre autres, l’odeur qui s’exhale de la terre et monte vers le ciel après l’averse, cette odeur si charnelle de la terre mouillée…
À propos des deux larrons crucifiés avec  le Christ, Nothomb nous donne une leçon de logique que le Christ lui-même n’aurait pas reniée :

« Non, je ne lui ai pas dit qu’il était sauvé. Dire une chose pareille à quelqu’un qui est en train de subir un tel supplice, c’est se moquer du monde. Et dire à l’un des deux crucifiés « tu es sauvé » et pas à l’autre, c’eut été le comble du cynisme et de la mesquinerie. » P84

La mort bien évidemment occupe la place majeure de l’ouvrage, elle en est le pivot, qu’il s’agisse de la mort du crucifié ou de la mort de façon générale. De la conception philosophique de cette dernière à la perception que peut en ressentir le corps, ou plutôt à l’imaginaire de l’après-corps que s’invente l’esprit, en quelques phrases bien ajustées l’auteur nous invite à une réflexion dépourvue de morbidité sur un sujet qui l’est par excellence :

« Ceux qui crient haut et fort : « faites de mon corps, ce que vous voudrez, je m’en fiche je serai mort, cela m’est égal » n’ont pas beaucoup réfléchi. Ont-ils donc si peu de respect pour la portion de matière qui leur a permis de connaitre la vie pendant tant d’années ? Je n’ai pas de suggestion quant à cette question ; il faut un rite, voilà tout. Et ça tombe bien, il y en a toujours un. Dans mon cas, il a été vite expédié, ce qui est normal quand il s’agit d’un condamné. Une exécution suivie de funérailles nationales, on n’en a jamais vu. » p132-133

Le corps, la mort et la soif sont la trilogie dominante de cet opus plaisant et osé. Comme les crucifiés meurent d’asphyxie dans une soif atroce, l’auteur a joué le tiercé gagnant. C’est sur le corps, sur le mystère de ce corps souffrant que s’est construit la religion chrétienne et la civilisation qu’elle a engendrée. C’est donc sur le mystère de ce corps que se trame l’ouvrage :

« Car ce que mon père m’inflige témoigne d’un si profond mépris du corps qu’il en restera toujours quelque chose. » P91
« Ce qui m’écrase le plus c’est de savoir qu’on va en parler pour les siècles des siècles, et pas pour décrier mon sort. Aucune souffrance humaine ne fera l’objet d’une si colossale glorification. On va me remercier pour ça. On va m’admirer pour ça. On va croire en moi pour ça. » P106


Que le Christ incarné par Nothomb s’en désole, que le croyant convaincu l’affirme en le complétant d’alléluia ou que l’athée le plus honnête le constate amèrement, cela reste et demeure un des plus grands mystères de tous les temps.
Du bon Nothomb, agréable à lire et qui désaltère l’esprit. J’espère que ma lecture de « Soif » vous en aura mis l’eau à la bouche…
Septembre 2019
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                                                                                                                      Vie de Jude, frère de Jésus



Roman historique, roman théologique ou essai romancé ? Quelle que soit la réponse que l’on choisisse, l’œuvre de Françoise Chandernagor, « Vie de Jude, frère de Jésus », éd. Albin Michel est une réussite totale. Tout fonctionne comme si l’auteur se livrait à la transcription de papyrus retrouvés fortuitement en Égypte en 1950. Le connaisseur, sans être érudit tiquera quand même sur un papyrus retrouvé depuis plus de 70 ans et qui n’aurait pas défrayé la chronique. Un rouleau manuscrit donnant quelques 350 pages de biographie et d’histoire ne serait pas passé inaperçu des exégètes. Le livre est plaisant à lire, l’auteur a du métier, ce n’est peut-être pas par hasard qu’elle est membre de l’Académie Goncourt. Dans « l’Allée du Roi », certaines phrases étaient d’une beauté et d’une densité extraordinaire. Je n’ai pas retrouvé la même beauté ici pour la simple raison que le fil de lecture est soutenu, haletant. Ce qui prime, pour le lecteur qui a accroché dès le départ La vie de Jude, n’est pas le style ou la ciselure des phrases –Il n’a pas le temps de les voir- c’est… l’intrigue !

Une vie de Jésus, un évangile de plus, peut-il être écrit comme un polar ? Assurément oui. L’histoire est connue et on en vient à bout. C’est là que tout commence.  Au bout du roman se trouve « L’atelier de l’auteur » où F. Chandernagor explique sa méthode de travail. Bien évidemment, il n’est pas un écrit apocryphe de l’Ancien ou du Nouveau Testament qui lui ait échappé. Le moindre papyrus, le moindre feuillet lui est passé entre les doigts. Les écrits des théologiens anciens ou modernes (de Saint Augustin à John P. Meier –longuement cité par Benoit XVI dans son « Jésus de Nazareth » -) furent le quotidien de F. Chandernagor lors de la rédaction de son ouvrage.

Cette vie (imaginaire) de Jude, frère de Jésus est en fait une thèse. Celle de l’affrontement de deux écoles au sein des communautés de premiers chrétiens. Soit le Christ, premier né de Marie, a eu des frères et sœurs et à vécu avec eux au sein d’une famille galiléenne, soit il est fils unique. Ses frères sont attestés dans les synoptiques –sur lesquels se fonde l’auteur- (Mt.12, Mc 3, Lc 8) « Ta mère est là dehors ainsi que tes frères : ils désirent te parler. » Seulement voilà, pour la doctrine de l’Église catholique Jésus est fils unique de la Vierge Marie. Les Bibles catholiques dans leurs annotations de la chose indiquent qu’en Orient le terme de « frère » s’applique aux proches de la famille, aux cousins notamment.
Hélas, les premiers évangiles furent rédigés ou traduits en grec, et le grec est très clair : adelphos pour frère et anespios pour cousin. Comment faire marche arrière sans jeter le bébé avec l’eau du bain ? Ici, le bébé étant le petit Jésus, ce n’est pas facile.
Voilà, ce n’est que le début d’une ancienne controverse théologique, après tant d’autres. Le puzzle sera-t-il un jour vraiment fini ? J’en doute. Après avoir visité l’atelier de l’auteur on a envie de se replonger dans la Vie de Jude, frère de Jésus… Mais de quel Jésus ? Ça bouleverse quand même un peu les choses…
Octobre 2022
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