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L'absence
Michel Mogniat

 

Ce matin-là, comme tous les matins, il se leva en retard. Depuis longtemps déjà le réveil avait sonné, comme à son habitude, il l'avait arrêté et avait plongé sa tête sous les draps pour éviter la lumière du jour qui filtrait à travers les volets clos. Quand, dans un effort obligé, il regarda l'heure, il se leva d'un bond, s'habilla rapidement, et se rendit à la salle de bains. Il tourna le robinet d'eau froide du lavabo, s'aspergea le visage et referma l'eau. Il entreprit de se raser, ouvrit la porte vitrée du meuble de toilette ; quand il la referma, tenant à la main son blaireau, il s'aperçut de la chose. Il cligna plusieurs fois des paupières, et essaya de nouveau de regarder son visage au miroir. Ce dernier ne lui renvoya pas son image.
Troublé, il renonça à se raser, cherchant en vain son reflet disparu. Il palpa la vitre, mais tout comme son visage, elle ne lui renvoya pas l'image de ses doigts. Le miroir ne le reconnaissait pas, ne l'enregistrait pas.

Il se rendit dans le hall pour vérifier cette mystérieuse disparition dans la grande psyché. Elle ne lui prit, ni ne lui rendit son image. Elle avait disparue. L'angoisse à présent cédait au trouble.
Il alla dans la chambre avec l'intention de demander à son épouse s'il ne rêvait pas. Il savait pourtant que non. Là, dans sa chambre, une autre surprise l'attendait : sa femme se tenait devant la coiffeuse, assise, encore vêtue de sa robe de chambre bleue et vaporeuse. Elle se traçait un sourcil avec un crayon à maquiller, immobile, raide comme une statue de marbre. Il lui semblait qu'elle ne respirait plus. À pas lents et feutrés, retenant son souffle, il s'approcha d'elle, la toucha, la palpa. Son corps avait une apparence froide et dure, comme du métal glacé. Elle regardait avec des yeux vides et figés le tracé de son sourcil.

Il regarda dans le miroir, mais ni son visage, ni celui de sa femme ne s'y reflétaient. Les choses demeuraient inertes, froides et sans vie. Il quitta la chambre, horrifié, en proie à un sentiment de terreur. Sans savoir pourquoi, il se rendit dans la cuisine, il avait soif, il voulait boire, boire de l'eau, fraîche, limpide, claire, cela ramènerait le réel, la vie. Le robinet, contrairement à celui de la salle de bains ne s'ouvrit pas. Il augmenta sa torsion. Rien n'y fit. Il n'avait pas suffisamment de force pour mener à bien ce geste banal. Il retourna à la chambre. Sa femme se tenait toujours immobile, figée dans l'espace et le temps, occupée pour l'éternité à tracer son sourcil. Il l'appela. Elle ne l'entendit pas. Tel un forcené il parcourut la maison, les objets avaient pris de la pesanteur, il se montraient si lourds qu'il n'en put soulever aucun. Il s'habilla, curieusement ses vêtements n'avaient aucune lourdeur. Ils avaient conservé leur aspect et leur souplesse de tous les jours. Il s'assit au salon, le vieux fauteuil de cuir ne s'écrasa pas sous son poids. Perplexe, anxieux, il se demandait ce qui lui arrivait. Il resta longtemps ainsi, hébété, perdu dans son fauteuil. Puis sans savoir quelle énergie le poussait à bouger, il gagna la porte et sortit.
Cette dernière ne lui offrit aucune résistance, pas plus que la porte d'entrée de l'immeuble. Sans qu'il sache pourquoi, des objets lui résistaient et d'autres lui cédaient mystérieusement.

La rue paraissait étrangement silencieuse, les voitures occupaient la chaussée mais ne circulaient pas. Leurs chauffeurs se trouvaient eux aussi figés à tout jamais dans leurs gestes attentifs. Leurs regards prudents ne semblaient regarder que cet instant fixé par avance et pour l'éternité. Le silence se fit plus lourd, plus pesant. Un silence qui racontait que le bruit n'avait jamais existé. Un silence qui disait que, si avant, il y avait eu des bruits, des sons, que s'il avait entendu autrefois des sonorités, des voix, aujourd'hui cela n'était plus.

Des passants se hâtaient dans leurs démarches arrêtées. On les devinait pressés à leur manière de jeter les pieds dans le vide immobile. Des piétons traversaient à un carrefour où plus personne ne se rencontrerait, à un carrefour où aucun n'atteindrait l'autre rive. Les autos, immobiles devant les clous n'émettaient plus leur ronronnements furtifs et doux, aucune fumée ne sortait de leurs conduits d'échappement. Leurs conducteurs attendaient un feu vert qui ne viendrait jamais.

Par un décret des puissances suprêmes, tout et tous, se trouvaient changés en statues, telle la femme de Lot quand elle avait regardé en arrière. Les vitrines ne lui renvoyèrent pas son image, pas plus que celles des passants. Il allait lui, de son pas naturel, avançant dans cet univers figé. Il se rendit à son bureau. Tout le monde vaquait immobile. Il appela ses collègues par leurs noms. Il se planta debout et droit devant plusieurs d'entre eux : personne ne le voyait.
Dans la nuit, le monde entier avait subi un phénomène d'immobilité, tel Pompeï ravagé par l'éruption du Vésuve, et lui, lui seul se trouvait épargné. Il essaya de prendre une cigarette, le paquet reposait sur son bureau, il ne put ni le soulever, ni en tirer une de l'intérieur. Quelques objets semblaient avoir conservé leur pesanteur initiale, d'autres avaient acquis une lourdeur inconnue, sans qu'il sache ou comprenne pourquoi. Combien de temps resta-t-il ainsi à contempler ses collègues avec leur vrai visage -celui qu'ont les gens qui ne se savent pas observés ?- Il n'aurait pas pu le dire quand il s'en retourna chez lui.

Sur le chemin du retour il remarqua un détail insolite qui le troubla plus encore. Arrivé au carrefour il s'aperçut que la couleur du feu tricolore avait changé. Le groupe de piétons qui traversait à l'aller avait atteint l'autre côté, l'autre rive de ce fleuve mortel et dangereux.
Alors il comprit : Rien d'immobile, rien de figé ! Oui, les piétons avançaient, oui, les autos roulaient ! Mais lentement, très lentement, tellement lentement ! Hors de son temps, hors du temps. Une grosse voiture de sport occupait maintenant la largeur des clous, là où les piétons se trouvaient tout à l'heure. Quatre à quatre il gravit les escaliers de son immeuble, docile, la porte ne lui résista pas.
Sa femme se trouvait toujours dans la chambre. Debout, elle ôtait sa chemise de nuit, dans une immobilité semblable à celle que réussissent parfois les mimes parvenus au sommet de leur art. Il regardait sans comprendre ce corps qui la veille vivait au même rythme que lui, et qui, aujourd'hui, avait pris du retard.
Soudain, l'arrachant à son spectacle, le téléphone sonna. Il entendit son premier bruit de la journée. Sa femme semblait ne pas entendre, pourtant cette sonnerie déchirait le silence ouaté pareille au hurlement d'un chien, qu'on entend, la nuit, à la campagne. L'air vibrait de ce bruit strident, et pourtant, elle n'entendait rien. Elle n'entendait pas ce son aigu qui déchirait la maison, gagnant tour à tour l'immeuble, la rue, la ville entière. Il se rendit au salon, regarda ce combiné étrange en le laissant hurler encore deux ou trois fois. Il posa sa main sur l'appareil. Pourrait-il le soulever ? La sonnerie perça de nouveau ses oreilles. Il décrocha. Aucune résistance ne se fit ressentir. Tout comme les portes, la pesanteur de certains objets s'effaçait, comme le téléphone à présent. Il suait à grosse gouttes lorsqu'il approcha le combiné de son oreille. Quelque part dans la ville, quelqu'un semblable à lui, vivait, respirait, parlait à sa vitesse, à son rythme.

Il eut de la peine à articuler tant l'émotion lui serrait la gorge. Il respirait bruyamment, d'un souffle rauque et inégal. À l'autre bout du fil, aucun bruit ne se fit entendre. Seul, un "allô" neutre, impersonnel, mécanique, lui parvint. "Allô" répéta-t-il, sans savoir si l'appel venait d'un homme ou d'une femme. Une voix neutre, policée, une voix sans timbre lui répondit :

"-Rendez-vous à la Place de la Concorde."

La "voix" avait raccroché. Aucun bruit habituel des lignes interrompues, aucun bip-bip signalant la fin d'une communication ; l'appareil n'émettait plus aucun son. Perplexe, inquiet, angoissé, il raccrocha le combiné sur son support. On lui avait parlé..."On", quelqu'un, quelque chose, l'attendait à la Concorde. Quelqu'un qui vivait au même rythme que lui, à la même vitesse que lui, à son allure, lui avait parlé. Il se rendit au lieu du rendez-vous, la rue n'avait pas changé d'aspect, il y avait toujours ce grand silence immobile. Cela le rassura de savoir qu'il y avait du vivant, quelque part ailleurs, la vie manifestait sa présence dans la Cité.
A la Concorde, la place lui apparut déserte, les voitures stoppées dans leur élans, les passants surpris dans leurs pas et leurs gestes. Cela avait l'aspect d'une photo qu'on aurait agrandi des dizaines de fois, jusqu'à atteindre la taille réelle. Il en scruta chaque détail, rien ne bougeait. Personne semblable à lui, vivant au même rythme que lui, ne l'attendait. Comment pouvait-on savoir, et qui savait que pour lui, pour lui seul, le temps n'avait pas pris de ralenti ? Il regarda sa montre comme on le fait machinalement, sans vraiment regarder l'heure quand on attend quelqu'un à un rendez-vous. Mais on ne lui avait donné aucune heure, juste un impératif à se rendre à la Concorde, une injonction à y aller. Sa montre indiquait huit heures dix, il se souvint alors que lorsqu'il en avait fermé le bracelet elle indiquait huit heures huit.
Il avait regardé l'heure, bêtement, sans savoir pourquoi. Sa montre marchait. Deux minutes le séparait de sa disparition du miroir. Il attendit, longtemps lui sembla-t-il, mais personne ne vint. Ses pas le menèrent à nouveau chez lui, dépité, envahi par la crainte et cédant à l'angoisse. Dans sa tête, mille questions se bousculaient : que savait-on vraiment du temps ? Qu'en avait-il appris ? Existait-t-il vraiment des couloirs, des courbes où le temps diffère ? Y a-t-il plusieurs temps qui passent ensemble, qui s'écoulent en commun en s'ignorant ?

Sa femme, nue, prenait son petit-déjeuner. Il ne savait pas qu'elle le prenait ainsi d'habitude. Elle paraissait parfaitement à l'aise dans sa nudité, seule, chez elle. Il ne la voyait le matin que le dimanche, jour auquel, habituellement, ils restaient au lit très tard. Il s'accouda au dormant de la porte, la regarda. Il regardait ce corps, ce visage, il avait envie de lui parler, de se blottir dans ses bras. Enfin se délivrer de cette sourde angoisse, de ne plus appartenir à un autre monde, à un autre temps. Il voulait revenir tout près d'elle. Rentrer dans son temps, dans le temps où tous vivaient. Il s'en approcha, elle tenait son bol de café à deux mains en plaquant ses lèvres sur le rebord de la coupe : elle buvait. Il regarda le café, très noir, semblable à du charbon, il ne fumait pas. Il semblait dur et solide comme une gelée d' anthracite. Tout en buvant, elle paraissait attentive, l'esprit ailleurs, comme captivé par autre chose que son café. Il regarda alors la radio portative, le voyant rouge indiquait la marche : elle écoutait la radio. Elle écoutait des sons, des paroles, des mots, des nouvelles qu'il ne pouvait entendre. Soudain la sonnerie du téléphone perça de nouveau le silence. Il tressaillit. Elle ne bougea pas, elle n'entendit rien. Il se rendit au salon et décrocha d'une main tremblante le combiné :

"-On vous attend à la Concorde."
"-Mais qui m'appelle ?" Parvint-il à murmurer.

De nouveau l'appareil n'émit plus de sons. À bout de nerfs, en proie à la plus terrible des angoisses il s'allongea sur le divan. Il aurait tant voulu fumer ! Si les cigarettes n'avaient pas eu cette pesanteur feutrée, volontiers, il en aurait allumé une. Il réussit à s'assoupir, il s'endormait presque quand, de nouveau, la sonnerie le tira de sa léthargie. Il laissa sonner, il compta mentalement ... Sept, huit, neuf, dix, l'appareil, dans un vacarme assourdissant continuait. Il décrocha. La même voix sans timbre, sans sentiments se fit entendre.

"-On vous attend à la Concorde."

Il s'y rendit, décidé à attendre là-bas jusqu'à ce que quelqu'un, quelque chose arrive. Les rues présentaient toujours leurs aspects inertes, les passants figés dans leurs mouvements, les autos immobiles. Effaré, il regardait ce spectacle insolite auquel il ne parvenait pas à s'habituer. Tout, chaque objet, chaque piéton avait une posture incitant à la recherche, à l'analyse. Leurs rictus, leurs sourires, tout, dans leurs immobilités trahissait le reflet qu'ils donnaient d'eux mêmes. Il passa devant deux hommes se serrant les mains en souriant ; aux yeux serrés et plissés d'une jeune femme, il devina l'effort qu'elle fournissait : ça pressait ! Cela l'amusa presque. Anxieux mais décidé, il parvint à la Place. Il choisit la grande fontaine comme lieu d'attente. Avec crainte il traversa le grand espace de bitume qui le séparait du bassin. Et si les choses se remettaient à revivre normalement, à son rythme ? Ne risquait-il pas de se faire renverser ? Il ne pouvait pourtant attendre le feu rouge. Passant derrière chaque auto, en surveillant celle qui suivait, il y parvint. Sous le soleil, la fontaine crachait une eau solide. Il regarda, émerveillé, cette impulsion étrange, immobile, qui partait du bec pour atteindre la cuvette dans une courbe parfaite et cristallisée. Le soleil scintillait le long du jet et renvoyait son spectre sur chaque gouttelette égarée, orpheline perdue de la grande colonne figée. Il contemplait, la bouche ouverte, le cœur envahi d'une grande émotion, cette beauté inerte qu'aucun artiste n'aurait osé imaginer. Il attendit dans l'émerveillement, mais, hormis la beauté des choses qu'il semblait voir pour la première fois, rien ne se passa. Rien n'arriva, personne ne lui rendit visite.

Il regarda la surface du bassin, l'eau semblable aux lacs des montagnes gelés s'échouait, immobile, sur le bord de la cuve. Il se souvint qu'enfant, lorsqu'il avait la grippe, devant garder le lit, les plis des draps, lorsqu'on ramène les genoux, rentrant les pieds sous les cuisses, forment pareillement de petites vagues. Il passait des heures ainsi, à regarder ces cols, ces pics et ces sommets imaginaires qu'il pouvait modifier par la simple tension d'un muscle.
Il se pencha sur l'eau et il eut une surprise de taille : il revit son image ! Elle se trouvait déformée par les vaguelettes immobiles et glacées, comme dans un miroir étrange, déformant, mais il se reconnut. Il reconnut son visage, ridé et fatigué, cette barbe qui avait poussé, ces cheveux sales et rares, ce front dégarni. Il avait un air incroyablement vieilli, mais il se reconnut. Il s'habitua peu à peu aux déformations que causaient les vagues lisses et rapprochées. Il regarda longtemps cet étonnant miroir, jusqu'à ce qu'il obtienne enfin de lui une vision claire. La vieillesse, d'un coup, avait fondu sur lui ! Puis, pétrifié, il releva son buste et porta un regard vide sur la place immobile. Hagard, il marcha sans but, ne portant aucune attention ni aucune prudence aux autos devant lesquelles il passait. Ses pas le menèrent à nouveau chez lui. Il alla directement à la chambre. Là, un spectacle étrange le cloua sur le seuil. Il se vit, allongé sur son lit, vieilli, comme l'image que la fontaine lui avait renvoyé, ridé, amaigri. Son épouse, enfin vêtue, assise à ses côtés, tenant sa main droite dans la sienne, et sa gauche posée sur son front. La mallette du médecin entrouverte sur la table de nuit laissait apparaître un stéthoscope mal rangé.

Le docteur penché sur son buste décharné, immobile, tout entier concentré à la seringue qu'il poussait dans son bras gauche le regardait avec beaucoup de compassion. Du seuil, il suait à grosses gouttes, des perles salées coulaient sur sa nuque pour se perdre au col de sa chemise. Dans un effort désespéré, il s'arracha de la porte. Avec des jambes molles et cotonneuses il gagna la salle de bains, il avait la certitude que son image se trouverait sur le miroir, là où tout avait commencé. Avec panique il porta son regard dans la glace, mais rien ne se répercuta, son image ne se renvoya pas, et le miroir resta muet.

Tremblant de tout son corps, il leva son poing droit en l'air et l'abattit violemment sur la vitre. Rien ne se passa. Le miroir ne se brisa pas. Le silence régnait toujours en maître dans cet univers froid. Alors, en fermant les yeux, il hurla comme un fou. Un cri atroce sortit de son ventre, enfla sa poitrine et déchira sa gorge. Il le perçut comme un souffle léger, presque un soupir de plaisir. Alors, tout d'un coup, avec ce soupir, tout revint dans la grandeur des choses, il pouvait percevoir le moindre son, entendre le bruit le plus imperceptible, le tic-tac du réveil, le silence enfin allait se révéler. Il entendit les pleurs étouffés de sa femme, il sentit la chaleur de sa main qui caressait sa tête, et celle qui tenait la sienne, cette chaleur suave, saine et rassurante que possèdent les vivants. Il entendit le clic de la mallette du médecin qui se fermait, et la voix du docteur, douce, consolante, s'adressant à son épouse :

"-Il ne souffrira plus..."

C'est ainsi que disparurent, l'être et son verbe, absent de cette histoire...


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